FABLE CV.
Du Laboureur, et du Taureau.
Un Laboureur avoit un Taureau, qui ne pouvoit souffrir le joug, ny d’estre lié non plus. Pour l’empescher donc de frapper des cornes, comme il avoit accoûtumé de faire, il usa d’une plaisante finesse ; qui fut de les luy scier toutes deux. Cela fait, il l’attella, non au chariot, mais à la charruë, afin qu’il ne ruast plus. Luy cependant en tenoit le manche, extrémement aise de ce que le Taureau ne le pouvoit frapper, ny de ses cornes, ny de ses pieds. Mais pour tout cela, il ne laissoit pas de l’incommoder, en luy resistant, pource qu’il luy couvroit la teste de poudre, et luy en remplissoit la bouche et les yeux.
Discours sur la cent-cinquiesme Fable.
Par ce Taureau, qui se souleve sans cesse contre le Laboureur, nous apprenons qu’il y a certaines natures si revéches, et si mal traictables, que l’on ne les peut divertir, ny par art, ny par conseil. Ce qui procede, sans doubte, de je ne sçay quelle coustume libertine, et tout à fait débordée, qui les a si fort desliez de la subjection, qu’ils ne veulent pas mesme accepter les conseils qui visent directement à leur bien. Ces Indiscrets font gloire de choquer à tout propos ceux qui leur donnent de bons advis, et s’opposent aussi-tost à la douceur qu’à la rudesse. Ce qu’ils ne feroient jamais, s’ils sçavoient bien considerer qu’en nos affaires▶ propres nous sommes tous-jours interessez, et que par cette raison notre esprit ne voyant pas les choses toutes pures, mais par les yeux du profit tant seulement, n’est point capable de les examiner avec tant de soing, ny si sainement, que s’il n’y avoit aucune part. Ce qui neantmoins est tellement vray, que de deux Esprits égaux, l’un sera moins clair-voyant en ses ◀affaires propres, qu’en celles de son compagnon. De ce manquement de consideration l’on void naistre d’ordinaire le refus et l’opiniastreté contre les conseils. De là vient cét endurcissement d’esprit, qui nous fait tenir pour suspects nos meilleurs amis, jusques à les accuser de perfidie, combien qu’ils ne soient guidez que du veritable zele de nous servir. Mais comment ne serions-nous revéches aux advis des hommes, puis que nous le sommes quelquesfois aux inspirations de Dieu, et que nous couvrons nos ames de deffences d’airain contre ses traicts, estans en cela nous-mesmes les pires ennemis que nous ayons ? Sans doute, si nous estions tant soit peu sensibles aux salutaires advis qu’il nous donne, nous aurions tous-jours l’esprit comblé de consolations, et ne tomberions jamais dans les fautes qui nous arrivent par nostre incredulité.