FABLE CIV.
De la Corneille, et de la Cruche.
La Corneille ayant soif, trouva de bonne fortune une Cruche pleine d’eau, où ne pouvant atteindre pour boire, à cause qu’elle estoit un peu trop profonde, elle essaya de la rompre, et n’en pût venir à bout. Elle choisit alors parmy le sable de petits cailloux, qu’elle jetta dans la Cruche, et ainsi faisant monter l’eau, elle beut tout à son aise.
Discours sur la cent-quatriesme Fable.
Ce qu’Esope invente de ceste Corneille, certains Autheurs le content d’un Chien, qui estant extrémement alteré sur un Vaisseau, et ne pouvant boire dans un Vase, qui n’estoit qu’à demy plain, décendit industrieusement au fonds du Navire, et apporta tant de pierres de celles qui se trouvent dans la Carene, qu’il fist hausser l’eau par ceste invention, et ainsi il contenta sa nature par le moyen de son artifice. Je me souviens à ce propos d’avoir ouy alleguer ce mesme exemple avec beaucoup d’autres, en une dispute où il estoit question de sçavoir, si les Animaux ont l’usage du discours plus imparfaictement que nous, ou plustost si ce n’est que la force de leur memoire, joincte aux sens corporels, qui les rend capables de plusieurs choses, semblables aux consequences et au raisonnement des hommes. Il y a quantité d’histoires et de preuves à produire de part et d’autre dont il ne sera pas hors de propos, de dire icy quelque chose, tant pour délasser le Lecteur de ces longues Moralitez, que nous avons enchaisnées l’une à l’autre en la suitte de cét Ouvrage, comme pour traicter d’une matiere fort plausible, souvent disputée parmy les compagnies, et qui approche en quelque façon▶ de nostre sujet. Car Esope ayant si bien fait parler les Animaux, ce seroit, à mon advis, un manquement à nostre livre, de ne traicter point de leur ◀façon▶ de discourir, et de n’examiner pas jusques à quel poinct peut s’estendre la portée de leur entendement, pour en tirer une consequence de ce que nostre Autheur attribuë à la Nature, et sçavoir par mesme moyen pourquoy il s’est voulu servir de l’introduction des bestes, pour apprendre la sagesse aux hommes. Ceux qui ont creu l’Esprit des Brutes capable de quelque raison, n’ont jamais asseuré qu’il le fût à la perfection de nostre espece, c’est à dire jusques à pouvoir nettement tirer une consequence apres deux propositions, et juger qu’elle se fait par un acte de l’entendement, qu’ils appellent une reflexion. Tout ce qu’ils ont pû donner à la nature des animaux a esté une défectueuse puissance de discourir, qu’ils ont soustenu n’estre divisée par un nombre reiglé de propositions, ny certain en ses consequences, ny capable de reflexion ; Comme en effect, l’experience en est une preuve. Car nous ne voyons aucuns animaux inventer des Arts, ny mesme comprendre ceux qui sont des-jà inventez, autrement que par je ne sçay quelle memoire, et par une confuse cognoissance ; ny changer de biais en ce qu’ils font, quand on leur change la circonstance, ny adjouster à ce qui est proposé par autruy ; Ce qui neantmoins est une des plus foibles marques de nostre esprit, témoing ce dire des Anciens,
Toutes ces actions ne tombent point sous la faculté des Animaux, et ne sont non plus de leur portée, au jugement mesme de ceux qui parlent le plus à leur advantage : Tout ce qu’ils peuvent alleguer en faveur de ceste nature brutalle, c’est qu’elle infere pour le moins une chose de l’autre, quoy que ce ne soit pas avec art, ny avec une parfaicte clarté ; Ils rapportent là dessus une infinité d’exemples generaux et particuliers. Les generaux, comme plus faciles à dissoudre, ne nous arresteront pas longtemps. Car quant à ce qu’ils nous objectent de la prevoyance des Animaux en la generation de leurs petits, en leur maniere de vivre, en la violente ardeur qu’ils ont pour la propagation de leur espece, et ainsi de plusieurs autres choses merveilleuses, il n’est rien si aisé que de l’attribuër au seul instinct de leur nature : Car comme ceste sage Mere fait germer et croistre les plantes, sans que toutesfois elles en sçachent rien au vray, ny distinctement, ny mesme confusément ; Ainsi ceste puissante et universelle Cause rend les Animaux capables de tout ce qu’ils font, non pas à la verité sans qu’ils cognoissent rien, car ils ont une maniere de cognoissance, comme estant plus parfaicts que les Vegetaux, mais pour le moins sans qu’ils raisonnent, pour n’estre pas si relevés que les hommes. C’est donc au seul instinct naturel que toutes ces choses se doivent attribuër, veu le desir que la Nature semble monstrer de sa conservation, qui est double, à sçavoir de l’Individu, et de l’Espece. Le dessein de conserver leur Espece les fait engendrer, et celuy de conserver l’Individu les porte à la queste, pour l’entretenement de leur vie, et à prevenir les surprises des autres bestes, ou les aguets des Chasseurs. L’on objecte l’exemple de quelques Animaux particuliers, qui ont des cognoissances beaucoup plus grandes que n’est leur nature : Entre lesquels l’Elephant, le Singe, et le Chien, sont estimez les plus raisonnables ; comme pareillement parmy les Individus de ces Animaux, l’on en compte quelques-uns plus merveilleux que les autres. Ils rapportent entre plusieurs Histoires celle d’un certain Elephant, qui entendoit parfaictement le langage de son Maistre, et faisoit beaucoup de choses de celles que font les hommes, voire mesme jusques là que d’avoir sçeu écrire ces propres paroles. ◀façons▶ de faire ; il mange proprement comme nous, il s’habille, il se couvre, il saluë, il emmaillotte et berse les enfants ; il praticque des vengeances ; il se plainct des tromperies, et se rend mesme capable de faire certaines choses, qui ne semblent dépendre que de la cognoissance des Arts. Pour ce qui est des Chiens, à peine y a t’il personne qui ne s’estonne de leur bon naturel, qui ne les trouve sensibles aux caresses, revéches à des obliger, bons, dociles, et hazardeux pour la deffence de ce qu’ils ayment. Nous les instruisons facilement à la chasse : Ils inventent pour cela des ruses admirables : ils font mille plaisanteries en sauts, en courses, et en gambades : ils retiennent leurs leçons, pour les praticquer à poinct nommé. Bref, en toute la suite de leur vie, ils semblent en quelque ◀façon▶ s’éloigner de la nature brutale, et se rendre compagnons de la nostre, de mesme qu’ils le sont de la demeure ; ce qui n’est possible pas sans mystere. Car il n’y a celuy qui ne sçache bien que de la ◀façon▶ qu’ils ayment nostre Espece, ils ne s’en éloignent jamais, ny pour les coups, ny pour la faim et que toutes choses leur semblent indifferentes au prix de leur Maistre, voire mesme que ceste amitié dure apres la mort. Tesmoin le Chien du Poëte Hesiode, qui demeura prés du corps de ce grand homme, jusques à ce que des survenants le mirent en terre ; et peu de temps apres il accusa les assassins de son Maistre avec des cris et des hurlements, en suitte desquels ces meschants furent mis en prison, d’où ils ne sortirent que pour aller au supplice. Une pareille chose, et encore plus admirable, se raconte d’un autre Chien, qui fit un duel contre un homme, pour prouver corps à corps l’assassinat de son Maistre ; et de cela il en arriva la victoire au Chien, et la punition au meurtrier. Mais je m’amuserois en vain à rapporter des exemples touchant la fidelité des Chiens, puis que les Histoires publiques, et toutes les maisons des particuliers sont plaines de ces merveilles, la consideration desquelles a convié beaucoup de gents à croire qu’ils estoient capables de raisonner ; Ce qui toutesfois ne vient pas de ceste seule experience. La source, à mon advis, en est tirée de bien plus loing, à sçavoir de la Metempsicose de Pythagore, qui ayant publié par toute l’Italie, que les ames humaines passoient d’un corps à l’autre jusques à la fin des siecles, donna sujet à ceste opinion, et fist croire à beaucoup de gents, que les esprits vertueux avoient leur retraicte asseurée dans des corps aggreables et tranquilles, comme sont le Cygne, la Brebis, et quantité d’autres ; que les genereux ranimoient des Aigles ou des Lions, et que les Malicieux avoient à devenir Renards, les Voluptueux, Pourceaux, les Bien-advisez, Elephants, les Fideles, Chiens, les Ingenieux, Singes, et ainsi des autres ; Puis il disoit, que ces mesmes ames rentroient dans des corps humains, et revenoient faire une course en leur premiere lice, continüant de cette sorte jusqu’à l’entiere revolution des siecles, qu’ils appelloient la Grande Année, à sçavoir celle-là qui ramenoit les choses à leur premier poinct, et faisoit revenir en mesme estat, en mesme circonstance, et en mesme progrez toutes les actions de la vie. Ceste fantasie donc a donné suject de s’imaginer, que la faculté de raisonner estoit compatible avecque les bestes brutes ; d’où vient que plusieurs ont creu les animaux capables de l’expression mesme, quoy qu’ils advoüent la nature de leur langage entierement diverse de la nostre, et qu’elle semble inarticulée. On dit que nostre Esope estoit de ceste opinion, et qu’il étoit l’homme de son temps qui sçavoit le mieux expliquer les voix des bestes, et les chants des oyseaux. A cela se rapporte aucunement ce que disent les Saincts Personnages, à sçavoir que les bestes publient avecque leurs voix les loüanges de Dieu, comme si elles prononçoient, non des paroles indistinctes, et sans dessein, mais des Hymnes particuliers, pour la loüange de leur Createur. Ce passage mesme de David, où il est dit que les Cieux racontent la gloire de leur Createur, peut contribuër à ceste opinion, avec une infinité d’autres preuves tirées de l’Escriture. Mais ces raisons laissées à part, nous dirons avec les Chrestiens, et avec les Peripateticiens, que le seul homme est capable de discourir, et que toutes les actions que nous admirons aux animaux, procedent de l’instinct naturel, qui est en eux, et qui se sert de leurs cinq sens, de leur imagination, et de leur memoire, si ce n’est que Dieu les éleve miraculeusement à la faculté de parler, comme il fit à l’Asnesse de Balaam ; et en ce cas là, nous n’aurions besoin que d’un acquiescement d’esprit, et d’une creance humble et soubmise. Pour prouver ceste verité il ne faut que se remettre en memoire la définition de l’homme ; Car il doit estre en quelque chose semblable, et en quelque chose aussi different des autres Creatures, puis qu’il n’y a rien dans le monde qui ne soit composé de genre, et de difference. Cela estant plus clair que le jour, et generallement avoüé par toutes les Escolles, nous voyons bien en quoy l’homme convient avec tous les autres corps de la nature, à sçavoir en l’estre, et pareillement en quoy il convient avecque les bestes, à sçavoir en l’Animalité. Il est donc bien de dire ; l’homme est un Animal, puis que l’estre Animal le specifie d’avec l’estre commun, et le met hors du pair des choses qui ne sont point vivantes. Or n’est-ce pas assez pour définir l’homme, de dire qu’il est un Animal ; autrement nous pourrions inferer, qu’il est un Chien, un Cerf, ou un Leopard. Il y a quelque difference entre ces bestes brutes et luy, et quelque chose specifique, qui le constituë en luy, et le distingue des autres. S’il y en a une, elle ne peut estre que la raison : De ceste ◀façon▶, ou il sera le mesme qu’eux, ou il en sera distingué, pource qu’il est raisonnable. Tellement que c’est une chose bonne et veritable en la définition de l’homme de l’appeller un Animal raisonnable, ce qui en exclud par necessité toutes les autres bestes. Or estre raisonnable n’est autre chose que cognoistre le vray d’avecque le faux, et le bien d’avecque le mal. Ce qui ne se peut faire sans le discours, qui est l’instrument de la cognoissance ; le discours donc appartient à l’homme, et non pas aux autres Animaux. Cela se pourroit encore prouver par l’invention qu’il a faite des Arts, par les Sciences, par la prudence de son élection, par la Conjecture, par la Vertu qu’il a de deliberer, et par mille autres parties, dont les Animaux sont entierement dépourveus. Il n’y a nul homme, quel qu’il soit, qui ne se rende tres-suffisant en certaines choses particulieres, l’un aux lettres, l’autre au jeu ; l’un en la conduitte des Empires, l’autre aux affaires privées, et quelques-uns mesmes sont suffisants en l’art de prouver leur insuffisance. Mais ces bestes, qui nous surpassent toutes en quelque chose corporelle, comme en la vivacité des yeux, en l’excellence de l’odorat, en la force, et en l’agilité, nous cedent neantmoins entierement, et mesme au moindre de nous, toutes les puissances de l’entendement. Elles n’adjoustent rien aux inventions : elles ne divisent ny ne des-unissent rien en leur ame, du moins selon qu’il est permis d’inferer par le dehors. De plus, elles ne font aucune reflexion, et ne se cognoissent point. A quoy l’on peut adjoûter, que si les bestes avoient la moindre lumiere de raisonnement, elles l’employeroient à trouver le moyen de leur conservation. Car si le naturel instinct qui les accompagne les porte necessairement à maintenir leur espece par la generation, et l’Individu par la nourriture, à plus forte raison le discours les convieroit à chercher de plus en plus les moyens de se maintenir en vie et en liberté, comme il se remarque tous les jours en l’homme, qui de sa nature est raisonnable. Cela estant, pour peu d’esprit qu’elles eussent, il ne leur seroit pas mal-aisé d’éviter nostre sujection, veu les autres advantages qu’elles ont en grand nombre par dessus nous, comme la force et l’addresse du corps, joincte à la perfection de tous les sens ; et en ce cas là, nous n’aurions jamais appris à dompter les Lions, qui surpassent de bien loing nostre valeur, ny les Elephants, auprés desquels nous ne semblons que des Mouches, ny les Tygres, dont la legereté est imperceptible à nos yeux, ny les Serpents, dont la seule veuë imprime de l’horreur à toute nôtre espece, ny les Basilics, qui font mourir du regard, ny les Poissons, qui sont enfermez dans les abysmes de l’eau, ny les Oyseaux, qui ont libre toute la plaine de l’air. Bref, il n’y auroit aucune sorte de brutes, qui ne pût en quelque ◀façon▶ se distraire de nostre obeïssance. Mais au défaut de cela nous voyons avec combien de facilité les animaux se laissent dompter à nous, comment ils souffrent d’estre attelez à nos Charruës, à nos Carrosses, et à nos Chars de triomphe ; comment ils endurent la selle et l’esperon ; comment nous leur dressons des pieges, et nous en rendons les Maistres. Ce qui ne seroit point, à la verité, si avec les advantages du corps, la Nature leur avoit donné la faculté de discourir. Mais c’est trop nous arrester à la preuve de ceste opinion. Venons maintenant à la refutation des exemples. Premierement, nous aurions tous-jours quelque droict de les mettre en doute, puis que des choses esloignées il n’y a point de certitude, et mesme que les conteurs de nouvelles proches de nous, les accroissent et les amplifient prodigieusement. Mais supposons que tels Historiens ne se soient trompez, non pas mesme en un seul poinct de la verité, encore n’est-ce pas une preuve concluante, pour verifier le raisonnement des bestes. Quant à l’Elephant qui écrivit de sa trompe, il est certain qu’il ne le fist que par memoire, et que son Maistre l’avoit quelques jours auparavant instruict à cela, au desçeu de tout le monde, affin qu’il praticquast sa leçon à découvert, et qu’il surprist les spectateurs avecque plus de merveille ; ce qui sembleroit nouveau, s’il ne se trouvoit encore aujourd’huy quantité de Charlatans, qui pour gaigner de l’argent, dressent les bestes à de semblables tours de souplesse. Voylà tout ce que l’on peut dire raisonnablement là dessus : car il m’est permis, ou de ne croire pas cét exemple, ou de le croire avec ceste condition, que son Precepteur l’avoit instruict. Pour ce qui est de l’Histoire de l’autre Elephant qui conduisit par un cable le débris du Vaisseau hors de la Mer, c’est une chose pleine d’apparence que non pas le nom du Roy de Portugal, mais la violence du commandement luy fist faire un effort extraordinaire, pour la craincte de la punition, qui est aussi commune aux autres animaux, qu’à luy. Le troisiesme exemple que j’ay allegué, pour raconter les merveilles de l’Elephant, à sçavoir de ceste Cruche, et de ce Potier, peut avoir esté fait par imitation, dont les animaux sont capables. Car il n’est pas incompatible qu’il n’eust veu souvent faire ceste action à son Maistre, pour esprouver si un Vaisseau estoit bien joinct et bouche de tous costez, ou si la liqueur en eschappoit, et partant ce n’est pas merveille s’il s’advisa de le praticquer apres luy, comme une infinité de choses que les bestes, et les enfants font avecque nous. Il reste maintenant à parler de celuy qui fist deux parts de son avoine, pour advertir le Maistre de la perfidie du serviteur, en quoy il est aisé de dire, ce me semble, que l’Animal n’avoit pas ce dessein ; mais que sa coustume estant de ne manger depuis plusieurs jours que la moitié de ceste mesure, son appetit s’y accoustuma de telle sorte qu’il voulut reserver l’autre pour la manger quand il auroit faim. Ce que font aussi bien les Fourmis, et les bestes qui ruminent, à qui le naturel instinct à donné certaines retenuës pour conserver leur provision, soit qu’ils se trouvent incapables de manger avec excez, comme nous faisons, soit que la Nature ait de la prevoyance pour eux, et les incline à l’espargne de leurs biens. Ce qu’on dit maintenant des Chiens et des Singes, est de facile réponse, à sçavoir que la memoire estant excellente en tous les deux, ils se forment, l’un à plaire l’homme, l’autre à imiter ses actions, qui est plustost la marque d’une facile imagination, et d’une memoire heureuse, que d’aucun raisonnement. Quant aux voix des animaux, je crois bien qu’elles sont un signe naturel de leurs appetits, mais non pas un signe d’institution, comme les paroles ; Par exemple, ce n’est pas d’un consentement universel que les Loups ont accoustumé de hurler de telle ou telle sorte, d’y adjouster tant d’articles, et d’élancemens de voix, mais c’est que la Nature leur a imprimé certains sons, qui servent de marques à leurs appetits, et sont cognus non seulement des animaux de leur espece, mais encore des autres. Le mesme se remarque en la Poule, qui ne pond jamais qu’elle ne jette une sorte de cry, les autres Poules, ensemble les Villageois, et les Renards mesme, cognoissent parfaictement. Mais de dire qu’ils raisonnent entr’eux, et qu’il y ait un art de les entendre, c’est une chose tout à fait extravagante. Car cela consisteroit apparemment, ou en la diversité des syllabes, ou en leur redoublement ; au lieu que nous voyons pour l’un, que c’est tous-jours une mesme chose, et pour l’autre, que les animaux les redoublent sans choix, ou seuls, ou accompagnez, ou en la presence de ceux de leur espece, ou des autres. Il n’est donc pas à propos de s’imaginer qu’ils le fassent par art ; mais il est bien à croire que si nostre Esope n’eust point eu de plus excellent sçavoir, que celuy qu’on luy attribuë d’avoir entendu le langage des bestes, nous ne serions pas maintenant en peine de luy servir de Mythologistes. Le mesme se peut dire d’Apollonius de Thyanée, que l’on tient avoir esté fort sçavant en ceste maniere de cognoissance, et qu’une fois il declara à ses Disciples qui voyageoient avecque luy, le complot de certains Oyseaux, qui s’estoient advertis l’un l’autre, qu’un sac de grain estoit versé sur le grand chemin. Ce qu’il leur pût aussi tost dire, ou par art Magique, ou par quelque subtil advis qu’il en eust luy-mesme, que par le discours des animaux. Pour le regard des loüanges que les Oiseaux mesme donnent à Dieu, cela doit estre reçeu avec explication, plustost qu’au pied de la lettre. Car il est tres-veritable qu’ils ne cessent de chanter les loüanges de Dieu ; c’est à dire que la Nature le loüe par leur voix, de la mesme ◀façon▶ qu’un excellent portraict publie la gloire de son autheur, ou qu’un luth qui est touché d’une bonne main, annonce luy-mesme l’addresse du Musicien. C’est ainsi, et non autrement, qu’il faut entendre ces passages, à sçavoir que les animaux chantent les merveilles de Dieu, et que par eux, qui sont ses Ouvrages, on cognoist la Toute-puissance de l’Ouvrier. Je m’estendrois plus au long sur un si ample sujet, n’estoit que ma diggression a esté trop importune, et peut-estre hors de saison, bien qu’à la verité l’austere reprehension des Vices, que nous avons faite en tous les Discours precedents, nous semblast permettre en celuy-cy de prendre quelque espece de recreation, soit au recit de ces Histoires, soit en proposant une si aggreable question. D’ailleurs, il estoit à propos d’aller au devant de l’opinion de ceux, qui pouvoient dire qu’Esope n’eust jamais fait debitter ses moralitez à des animaux reptiles, volatiles, et quadrupedes, s’il ne les eût creu capables de raisonnement. Mais si cela estoit, il faudroit conclure aussi, qu’il auroit tenu les arbres et les buissons pour judicieux, puis qu’il les introduict parlants quelquesfois ensemble, avec un sens aussi mysterieux qu’utile. Ayant doncques à discourir de la Vertu, son intention n’a pas esté de mettre en jeu des Creatures capables de discours, mais il a voulu seulement estaller les serieuses maximes de la Moralle, sous l’écorce de plusieurs Fables ou fictions, affin de sucrer la pillule aux hommes foibles, et leur faire gouster la sincerité de ses enseignements, par le divertissement qu’apportent les Fables. Cecy estoit autresfois le but de la vraye Poësie, bien que toutesfois elle differe de cét ouvrage, en ce qu’elle ne met en avant que des hommes et des Dieux, au lieu que ce genre d’escrire y met aussi les bestes brutes, et les plantes. Encore voyons-nous qu’Homere, le Prince des Poëtes, a fait un Poëme des Rats et des Grenoüilles, qu’il appelle Vatracomyomachie. Or bien que la veritable Poësie, c’est à dire celle que nous enseigne la Vertu, sous les Fables celestes et humaines, ait beaucoup d’avantage sur un œuvre pareille à la nostre, si est-ce que celle-cy la devance en quelque ◀façon, principalement en la briefveté de la Fable, en l’abondance du suc ou des bonnes choses, et ainsi du reste. Mais c’est avoir assez demeuré hors de nostre chemin ; Il faut revenir au but de ceste œuvre, qui est l’application des Fables. Celle-cy ne signifie proprement, sinon que le conseil et l’industrie sont capables de plus de choses que n’est la force. Homere nous a voulu persuader cela fort subtilement dans son Poëme, où il donne tous-jours l’advantage à Ulysse sur tous les autres Heros des Grecs, qui neantmoins estoient en partie plus Vaillants, mais tous ensemble moins ingenieux que luy. C’est pour cela mesme qu’il faict partir Ulysse tout seul, pour executer maintes entreprises mal-aisées, comme pour avoir Achille, et pour recouvrer les fléches de Philoctete, au lieu qu’il le donne pour compagnon à Diomede, quand il l’envoye dans le camp des Troyens, pour faire une action de consequence, qu’il avoit imaginee. Par où, sans doute, cét excellent homme nous veut apprendre, que la Prudence sans la Force peut beaucoup, comme au contraire la Force sans la Prudence ne peut rien. Il nous declare encore plus expressément l’importance du bon conseil, lors qu’estant question de terminer quelque haute affaire, ou de sortir d’un grand peril, il le fait tous-jours accompagner luy et son fils Telemaque, de la Déesse Minerve, qui preside à la Prudence. En quoy il me semble plus judicieux que Virgile, qui ne donne pour conseil à son Enée que sa Mere Venus, Déesse de la Volupté, si ce n’est quand il suppose quelque apparition de Mercure, ou d’Anchise son Pere. C’est donc la Prudence qui nous tire des dangers : Elle qui conduit nos entreprises à une heureuse fin : elle qui fait les Loix, et les Legislateurs, qui rend heureux les Amants, et qui favorise les Guerriers. En un mot, c’est elle mesme qui produict tous les effects, qui nous semblent admirables dans le commerce du monde. Cette Reyne apprend aux petits à se deffendre contre les forts, aux Grands à commander en asseurance, et aux Republiques à se maintenir en liberté. Avec elle jamais un homme n’a esté des-honoré pour un longtemps, ny un Estat perdu tout à fait. Nous pouvons donc à bon droict l’appeller le phanal de nostre vie, le fil de nos labyrinthes, et la consolatrice de nos peines. Car il est si veritable que nous luy devons ce que nous faisons de grand et de memorable, que sans elles toutes nos actions seroient imparfaites. Passons maintenant à un autre Discours.
A cét exemple ils en adjoustent un autre d’un Elephant Indien, qui avoit appris la langue des Portugais, un peu apres la conqueste de Goa. Comme on luy eust donc commandé quelque chose extrémement difficile, à sçavoir de tirer un Vaisseau eschoüé contre la gréve, il s’efforça d’obeyr avec une grande docilité. Mais l’entreprise semblant au dessus de son pouvoir, apres quantité de prieres et de menaces, voyant qu’on luy faisoit derechef le mesme commandement au nom du Serenissime Roy de Portugal. Ce qu’il n’eust pas plustost dit, que par un effort extraordinaire il mit le Navire à bord, presque contre l’esperance de tout le monde. Plusieurs autres exemples se disent des Elephants, qui les font semblables non seulement à l’esprit de l’homme, mais encore à son naturel, comme, l’amour des femmes, la jalousie des Rivaux, le courroux, les menaces, et quantité d’autres sentiments approchants de nostre nature, parmy lesquels il n’y en a point de plus memorable, que celuy dont Lipse fait mention, qui est tel. Un Elephant ayant reçeu commandement de son Maistre de porter une Cruche dessoudée à racommoder, chez le Potier, obeïst sans resistance. Mais il arriva que l’Artisan estonné au possible de la docilité de cét animal, et plus encore de son esprit, se resolut de le tromper en l’ouvrage qu’il luy avoit apporté. Et de faict, il feignit devant luy de rejoindre la fente de ceste Cruche, et donna quelques coups de marteau dessus, comme si c’eust esté à dessein de la resouder. L’Elephant la rapporta tout aussi-tost à son Maistre, qui au premier service qu’il en voulut tirer, cognût par espreuve que l’eau s’en alloit de mesme qu’auparavant. Dequoy extrémement irrité, il menaça fierement cét Animal de le chastier de sa faute, et luy commanda derechef de rapporter la Cruche au Potier, avecque des plaintes dequoy la besongne estoit si mal faicte. L’Elephant retourna donc en ceste mesme boutique avec des yeux flamboyans, et un geste extrémement colere, témoignant en effect au maistre Potier son ressentiment qui procedoit de ce que la Cruche avoit esté si mal rejoincte. L’artisan en reçeut d’abord un estonnement extrême, et fit semblant encore une fois de la racoustrer, pour voir jusques à quel poinct iroit le jugement de cét animal. Il fist donc semblant de la bien rejoindre, et de boucher ceste petite ouverture par l’invention que tels Ouvriers ont accoustumé de praticquer. Mais l’Elephant ne se fiant pas à celuy qui l’avoit desjà trompé, porta sa Cruche dans la riviere, avant que la rendre à son Maistre, pour experimenter si l’eau échappoit encore. Ce qu’ayant trouvé par effect, on ne sçauroit dire avec combien de rage, et de fureur, il retourna chez le Perfide, qui l’avoit abusé, et le menaçant du bout de sa trompe, il luy imprima si avant la frayeur en l’ame, qu’il perdit l’envie de continuer ses risées, et n’eust point de plus grande haste que d’accomplir diligemment la volonté de cét Animal. Il y contribua donc toute son industrie, de sorte qu’à la seconde espreuve que fist l’Elephant, il veid qu’il ne se perdoit pas une goutte d’eau. Dequoy se sentant fort satisfaict, il prit une mine plus tranquille, et remporta paisiblement la Cruche à son Maistre. Ne semble-t’il pas que cét Animal usoit de raisonnement en ceste action, et qu’il avoit quelque chose par dessus l’ordinaire des bestes brutes ? On rapporte encore une Histoire non moins memorable que celle-là, touchant la vangeance d’un autre Elephant, joincte à une merveilleuse sagacité. Il y en avoit un, extrémement chery de son Maistre, et fort mal traicté par le serviteur. Celuy-cy ne luy donnoit que la moitié de sa portion d’avoine, encore que le Maistre entendist qu’on la luy donnast toute. Or il arriva qu’un soir le mesme Maistre s’estonnant au possible dequoy sa beste n’avoit pas l’en-bon-poinct, ny la vigueur accoûtumée, voulut sçavoir si elle mangeoit bien l’avoine, ou si sa maigreur provenoit de quelque autre cause. Pour s’en éclaircir, il la vint voir repaistre au soir, et fût tout estonné que l’entiere portion de l’avoine ayant esté mise devant l’Elephant, il en separa une moitié avecque sa trompe, et se contenta de manger l’autre. Dequoy le Maistre infera, que le perfide Valet frustroit tous les jours ce pauvre Animal de la moitié de sa nourriture, et que c’estoit la veritable cause de sa maigreur. Tels, et une infinité de semblables exemples se rapportent dans tous les Autheurs, touchant la nature des Elephants, apres lesquels il n’est pas aisé, ce me semble, de pardonner à l’erreur de ceux qui les ont jugé capables de raisonnement. Quant aux exemples des Chiens, et des Singes, il n’est pas necessaire que je m’estende là dessus, à cause de la briefveté que j’affecte en tout cet Ouvrage. Il n’est celuy d’entre nous qui n’en ait veu des choses admirables. Car où trouvera-t’on une docilité pareille à celle du Singe ? Il imite sans peine toutes nos