(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CI. De l’Avare, et de l’Envieux. »
/ 44
(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CI. De l’Avare, et de l’Envieux. »

FABLE CI.

De l’Avare, et de l’Envieux.

Jupiter importuné par deux hommes, donc l’un estoit Avare, et l’autre Envieux, envoya vers eux Apollon, pour satisfaire à leurs communes prieres. Il leur permit donc de souhaitter à leur aise tout ce qu’ils voudroient, à condition, que ce que l’un demanderoit, l’autre le recevroit doublement. L’Avare fût long temps irresolu, pource qu’il ne croyoit-pas qu’on luy en pût jamais assez donner. Mais enfin il demanda plusieurs choses que son Compagnon receut au double. En suite dequoy l’Envieux requist que l’un des yeux luy fût arraché, esperant par ce moyen que l’Avare perdroit tous les deux.

Discours sur la cent et uniesme Fable.

Voicy le portraict de deux vices estranges et insupportables, à sçavoir l’Envie et l’Avarice, qui ont esté compris à dessein sous une mesme Fable, pour donner à entendre qu’ils vont le plus souvent l’un avecque l’autre, et qu’il est mal-aisé d’aymer obstinément les richesses, sans envier ceux qui les possedent en abondance. Les Vertus de l’Ame, qu’on peut à bon droict nommer les biens les plus relevez et les plus solides, sont trop charmans et trop nobles pour estre les sujects de l’Envie. Ils le feroient plustost de nostre émulation, qui est une Vertu par laquelle nous sommes poussez à nous rendre aussi gents de bien, et aussi grands hommes que les autres. Mais quant à l’Envie, elle n’a pour but que les biens exterieurs, et souhaite non seulement de les posseder comme tels, mais encore d’en priver autruy, chose execrable et maudite. Esope a donc tu raison de la joindre à l’Avarice, pour la conformité qu’elles ont ensemble, au moins quant à l’object de la passion. Mais avec plus de raison encore il a fait intervenir Mercure pour faire droict sur la requeste des deux Suppliants, voulant donner à entendre l’humeur de l’un et de l’autre. Il n’est pas besoin icy de discourir plus long-temps de l’Envie, à cause que nous avons des-jà traicté de ceste matiere. Tellement qu’il suffira que nous disions quelque chose de l’Avarice, affin de ne rien obmettre de considerable dans la reprehension, et le blâme de tous les Vices. L’Avarice est un soin démesuré d’acquerir des biens, procedant ou d’une extrême peur d’en avoir faute, ou de l’amour déreiglé que l’on porte aux richesses. Quelque accroissement qu’elle prenne par le temps, elle n’est au commencement qu’un foible et mediocre desir, qui s’accroist par la possession des choses, et devient grand à mesure qu’il est abreuvé. Pour cela mesme les Anciens l’ont presque tous comparée à la soif de l’Hydropique, qui s’augmente à mesure qu’il boit, tant que finalement elle le conduit au tombeau. Les hommes, selon la complexion ou l’humeur qui predomine en eux, sont plus sujets à ce vice les uns que les autres, principalement les Phlegmatiques et les Melancoliques. Car estans naturellement sujets à la peur, ils apprehendent sans cesse d’avoir faute de bien, et se proposent à tout moment l’image de la necessité comme une chose effroyable. Ils craignent d’ordinaire que tout leur vienne à manquer : Ils se mesfient de toutes les entreprises, ils soupçonnent toutes les personnes, bref ils ne respirent qu’apres le gaing, pour le peu d’esperance qu’ils ont en la fortune. C’est à cause de cela qu’Aristote dit, que les Vieillards sont d’ordinaire plus avares que les autres, pource qu’ils ont le sang tout glacé de craincte, et le cœur abattu par l’impuissance d’acquerir. Quant aux Bilieux, et aux Sanguins, ils dissipent et donnent abondamment, d’autant que leur naturel ardant et vigoureux leur fait croire toutes choses faciles, et les porte vertement aux plus hautes entreprises. Ils s’asseurent si fort en la Fortune, qu’ils font des partages dans leur ame des biens qu’ils n’ont pas encore acquis, et qu’ils n’acquerront jamais. En un mot, ils ne manquent ny de confiance ny d’espoir, mais ils départent genereusement le leur, sous l’attente de plus grandes choses. De ceste nature il falloit que fût Alexandre le Grand, lors que partant pour la conqueste de l’Asie, il distribua tout ce qu’il avoit à ses amis, et ne se reserva que l’esperance. Tels, ou approchants Aristote veut que soient les jeunes hommes, à cause de la chaleur de leur temperament, qui devore et engloutit tous les plus hauts desseins, et ignore pour l’ordinaire toutes les craintes. Or pour revenir à l’Avarice, elle ne donne point de repos à son Patient. Il cherche jour et nuict des inventions pour accroistre son thresor : Il veille, et s’afflige, il s’arrache les cheveux, et tout cela pour l’acquisition d’un vil metail ; regardant plustost ce qu’il veut gagner, que ce qu’il a des-jà gaigné, et ne jouyssant jamais du fruict des peines passées, mais se proposant tous-jours les futures. C’est l’Avare qui s’est le premier hazardé sur les Mers, pour transporter les riches denrées d’un lieu en un autre, chercher par le traffic l’augmentation de son bien. Les Poëtes nous ont judicieusement figuré ceste verité par la conqueste de la toison d’or où le Nautonnier Tiphis fût à leur opinion le premier de tous les hommes, qui osa se commettre à la mercy de la Mer, et fier à un peu de bois l’esperance de son salut. Son exemple a rencontré depuis ce temps-là tant d’imitateurs, qu’en quelque âge que ce soit, il ne se trouvera point de Peuple bien policé, qui n’ait hazardeusement traversé les Mers, pour s’enrichir parmy les nations estrangeres. Mais depuis six vingts ans en çà, cét exercice s’est tourné en fureur, voire jusques à tel poinct, qu’on s’expose aujourd’huy à des havres incognus, on queste des terres nouvelles ; l’on fend les glaces du Nort et du Sud : l’on visite les Moluques, au hazard de passer deux fois la Zone Torride. Bref, l’on ne crainct ny vague ny tourbillon pour amonceler quelques onces d’un chetif metail. J’obmets le commerce que l’on fait par Terre, qui n’est pas moins dangereux, ny moins penible aussi que cét autre. L’on passe tous les jours les Alpes et les Pyrenées avec des mulets : on s’astraint aux petites journées de ces animaux chargez : on s’expose au hazard des voleurs et des maladies : on essuye le Soleil, les vents, les pluyes, et les tonnerres : on quitte la chere et agreable Patrie : on va parmy les deserts de l’Arabie querir l’Encens et la Canelle : on est contraint deporter dans des cuirs de bœuf l’eau que l’on doit boire : on s’assemble au nombre de quinze ou vingt mille contre l’invasion des Massagetes : enfin on soufre des peines indicibles pour la trompeuse esperance d’un peu de richesses. Or la folle et aveugle imagination des hommes ! Ils confessent tout haut que le bien n’est desirable que pour la vie, et toutefois ils hazardent mille fois la vie pour le bien. Ils veulent acquerir pour ne mourir pas de faim, meurent de mesaise pour acquerir. Ils preferent l’accessoire au principal, la circonstance à la chose, et un vil accommodement de la vie à la vie mesme. Mais encore, ô bon Dieu ! de quelque nature que l’on se figure cét accommodement, n’est-il pas imparfait, et non necessaire ? Quand ils ont assemblé des thresors par leurs voyages, en vivent-ils en paix ? dorment-ils plus à leur aise ? et ont-ils moins d’inquietude que lors qu’ils ne joüyssoient que du simple heritage de leurs Peres ? Nenny sans mentir. Car ils sont bourrelez du soing d’en acquerir d’avantage, et de conserver ce qu’ils ont gagné si peniblement. Il leur déplaist d’estre vieux, pource que cela leur oste le moyen de retourner à leurs courses. Ils maudissent le repos de la patrie, et destinent leurs enfants à faire une vie aussi tumultueuse que la leur. Mais cela n’est encore rien au prix des extremitez où nous reduit l’avarice. Elle nous fait devenir trompeurs, meschants, parjures, et quelquefois mesmes assassins. Ne voyons-nous pas tous les jours quantité de gents, qui pour s’enrichir du jeu, apostent de faux dez, font des tromperies aux cartes, mentent, blasphement, et corrompent les assistans ? Ne voyons-nous pas beaucoup d’avares litigieux, qui suscitent à leurs Voisins des procez injustes, pour se faire adjuger leurs heritages, se servant pour cela de faux témoins, et de preuves illegitimes ? N’y en a-t’il pas encore qui deguisent impunément la monnoye Royale, et impriment au faux or la marque de leur Souverain ? Les Princes mesme combien ont-ils de Ministres et d’Officiers, qui n’ayant pour but que leur interest propre, tiennent pour indifferent celuy de leur Maistre, et font leurs delices de la substance et du sang des pauvres sujets ; En cela mille fois plus inhumains que les Cannibales, pource que leur ardente Avarice les aveugle de telle sorte, qu’il semble à leur imagination que la richesse doive estre plus pretieuse à l’homme que la vie. Il y a bien plus encore en nos débordements : l’insatiable convoitise d’acquerir nous porte jusqu’à égorger nos proches et nos amis, et nous fait violer inhumainement le droict de Parentage et d’Hospitalité, pour nous soüiller du sang des nostres. Ce fût elle qui mit le poignard dans la main de Polymnestor, pour tuër l’innocent Polydore, que Priam luy avoit remis, affin de le conserver ; et de faire revivre en luy les esperances de Troye, en cas que toute la race demeurast accablée de la fureur des Grecs. Ce Perfide neantmoins, sans mettre en conte la confiance du Pere, sans craindre la punition de Jupiter Hospitalier, et sans se ressouvenir du droict des Gents, fit cruellement mourir le petit Polydore, et l’enterra dans la greve, vis à vis des rivages paternels. A propos dequoy Virgile a raison de s’ecrier,

Cruel demon de l’or, dont le cœur est battu,
A quelle extremité ne nous obliges-tu !

Pareille fût l’avanture de ces deux Amis, qui voyageants ensemble par toute la Grece, arriverent de hazard en une Ville, où ils furent contraints de se separer, à cause que l’un des deux estoit obligé de visiter la maison de son ancien hoste, et de laisser son amy dans une hostellerie. En suitte dequoy il arriva que son compagnon fût égorgé par le Maistre du Cabaret, qui fist ceste lâcheté pour avoir l’or et l’argent que son hoste portoit pour son voyage. Je laisse à lire dans Valere le grand, les trois apparitions qu’en eust son Amy dans le lict, et la juste punition qui arriva du mal-faicteur. Tel encore fût le succez du pauvre Arion, que les Mariniers ne jetterent dans la Mer, qu’affin d’avoir ses richesses. Que s’il estoit question de confirmer ceste verité par des exemples anciens, il faudroit dépoüiller l’Histoire de l’Histoire mesme et transporter icy des volumes entiers, pour ne faire voir qu’une partie des Perfidies que l’Avarice nous cause. Mais nostre siecle est trop plein de nouveaux exemples, sans qu’il soit besoin de mandier la memoire des anciens. Nous avons veu de nostre âge des Freres égorger leurs Aisnez pour la succession, des Enfants faire mourir leurs Peres, et des Nepveux se défaire de leurs Oncles. Apres cela y aura t’il quelque chose que nous trouvions estrange en la Nature ? apres cela serons nous estonnez si l’Avarice desbauche tant de femmes ? si elle seduit tant de jeunes filles ? si elle interesse tant de Philosophes ? si elle fait tant de pensionnaires en l’estat d’un ennemy ? si elle desunit tant d’alliances ? et si elle met en discord tant de Concurrents ? Certes, il ne faut pas s’estonner de cela, puis qu’elle a fait déborder des torrents de sang humain, qui ont pris leur source des actes cruels, et des homicides que l’on a veu commettre à milliers. Tesmoins les Peuples du nouveau monde, qui n’ont que trop éprouvé à leur dommage combien pernicieux et detestables sont les effets de l’Avarice. Ce n’estoit rien à ces courages ambitieux, apres avoir découvert ces nouvelles terres, de rendre esclaves tous les Mexicains, et les Peruviens : Ce n’estoit rien d’avoir donné des batailles à Atabaliba, et pillé le Temple de Cusco, avec toutes les Villes qui estoient en ces Royaumes. Pour se contenter en leur Convoitise, il a fallu qu’ils ayent occupé les pauvres habitans de ces contrées à foüiller sans cesse dans les mines, principalement dans celles de Potosi, pour leur acquerir de l’or en abondance, aux despens de leur peine, et de leur sang mesme. Mais laissons pour le present ces monstrueux exemples d’Avarice, et venons au remede du mal, apres en avoir monstré l’extremité. C’est une chose tres-facile de confondre les Avares par les raisons, mais de les ramener à la liberalité ce n’est pas une entreprise bien aisée. Quoy qu’il s’en trouve parmy eux qui disent, que le mépris des biens est une action bonne et honneste de soy-mesme, ils l’estiment toutesfois plus admirable qu’imitable. Ils sont les premiers à confesser, que l’or est une creature de la terre, qu’avoir des richesses c’est avoir des ennemis, et que les biens du monde ne sont pas aymables pour l’amour d’eux, mais seulement à cause de leur usage ; Qu’au reste ils ne l’ayment, et ne le desirent que pour cela. Mais quand il est question de limiter cét usage, ils en font la taxe si haute, et si démesurée, que selon leur conte, pour estre à son aise il faudroit avoir les thresors de Cresus. A quoy je n’ay qu’à leur opposer ceste verité des Anciens, que Pybrac a ainsi tournée en François.

De peu de biens Nature se contente.

Elle ne nous a pas rendu necessaires les hauts et superbes bastiments : Une cabane, qui nous deffend de l’injure du temps est aussi commode que cela, pourveu qu’elle soit propre. Elle ne nous a pas obligés à porter de precieux habillements enrichis d’or et de perles. La simple laine est aussi capable de nous garantir du froid, que ces riches broderies. Ceste invention n’est pas de la Nature : elle appartient proprement au luxe. On void assez d’hommes sains et vigoureux, qui ne se couvrent que du poil des animaux, comme ceux de Norvege et de Groenland. A quoy si l’on m’objecte, que ces gents là sont Barbares, premierement je mettray en question, si leur rusticité ne vaut pas mieux que nostre luxe. Puis j’allegueray l’exemple des autres Peuples qui ont esté beaucoup mieux policez, que nous ne sommes, comme les Lacedemoniens, et les anciens habitans de Rome, qui se contentoient d’une simple robe. La Nature n’a non plus besoin de viandes exquises et voluptueuses. Les premiers hommes ne se nourrissoient-ils pas de glands et d’herbages ? ils vivoient neantmoins des siecles entiers ; Et nous qui inventons tous les jours de nouveaux aprests pour déguiser nos viandes, et qui cherchons les Espiceries à trois mille lieuës, pour échauffer nostre sang, à peine pouvons-nous attrapper soixante années. Si la Nature n’a donc pas besoin d’aucune de ces superfluitez, d’où vient que nous estendons l’usage de nostre vie à de si prodigieuses despenses ? D’où vient que les Avares ne croyent pas avoir dequoy vivre, que lors qu’ils ont amassé des richesses excessives ? Mais supposons que tout cela fût necessaire à nostre commodité, pourquoy ne leur voyons-nous jamais mettre en praticque ce bel object de leur Convoitise, à sçavoir l’usage et la dépense du bien ? Que veut dire qu’ils ne bastissent aucuns Palais, qu’ils ne font point de festins, et qu’ils ne sont jamais parez richement ? Ils nous ont fait accroire qu’ils n’amassoient l’or que pour s’en servir, et toutesfois ils ne s’en servent que pour l’amasser. Nous les rencontrons tous-jours dans les ruës tous debiffez et mal propres, s’ils sont de condition d’estre bien vestus ; à pied, s’ils sont de qualité d’aller en carrosse ; mal suivis, si leur naissance merite des Pages ; bref, il n’y a rien de si contemptible que le train de leur vie, rien de si chetif que leur habillement, rien de si mal en ordre que leurs maisons. Ils font abstinence au milieu de la richesse : ils meurent de faim parmy l’abondance : ils languissent auprés de l’or qu’ils adorent. La maudite Avarice qui les transporte les tient comme Tantale au dessous d’un arbre, sans en cueillir les pommes, et prés de la fontaine sans boire. Elle les fait demeurer comme Midas au milieu de leur or, sans pouvoir jouyr : ils sont affamez parmy leurs thresors, et miserables dans leurs felicitez. Ils ne possedent pas leurs richesses, mais ils sont possedez par elles. Ils n’ont pas acquis des moyens pour leur servir, mais une Idole pour leur commander. Ils se sont fait des Maistres, et non pas des serviteurs. Ils ont multiplié leurs tirans, au lieu de se mettre en liberté : A quel propos donc nous disent-ils que les choses ne leur semblent desirables que pour l’usage, puis qu’ils ne le cognoissent jamais, et qu’ils demeurent immuables et perclus dans leurs cabinets, à faute d’estendre la main, pour tirer les pistolles de leur place, et en faire part liberalement aux malades, et aux necessiteux ? Que ne nous confessent-ils librement l’imperfection de leur ame ? Que ne nous declarent-ils avecque sincerité qu’ils n’ayment la richesse que pour elle-mesme, et ne la gardent que pour la garder ? En ce cas là nous les appellerons Idolastres, aveugles, et maladvisez, qui se forment un Dieu de metail, comme les Payens, et qui trouveront quelque jour le vray Dieu plus dur et plus insensible que le metail mesme, n’estant pas à croire qu’il écoute ceux qui l’auront oublié pour une Creature, et encore pour une Creature si peu noble que celle-là. Les Amoureux sont en toutes façons bien plus excusables : Car ils ne sortent point de leur espece, pour trouver où se plaire. Ils n’addressent pas leurs desirs à un corps moins noble que le leur. La nature humaine est le but de leurs pretensions : La Maistresse qu’ils servent a une ame raisonnable comme eux, et pareillement un Esprit en qui le raisonnement et la beauté peuvent estre joincts ensemble. D’ailleurs, quelque violence qu’il y ait en leurs affections, ils ne laissent pas de contempler quelquesfois les merveilles de Dieu, voire mesme ils peuvent estre amoureux l’un de l’autre sans peché. Les Ambitieux aussi sont plus dignes de pardon que les Avares, en ce qu’ils affectent la loüange des hommes, qui est une chose assez noble et delicate de soy ; Et quoy qu’elle soit vaine et remplie d’incertitude, c’est pour le moins la maladie d’une belle ame. C’est elle qui sert d’éguillon aux plus hautes entreprises ; Elle qui fait les Vaillants et les Doctes, et qui porte nos Esprits non seulement à l’action vertueuse, mais encore à la perfection de toute Vertu. Car ayant commencé à bien faire pour l’amour de l’honneur, nous venons insensiblement à bien faire pour l’amour seulement de ce qui est bien ; et comme cela, la Gloire sert de commencement à la vraye Sagesse. Il y a de l’apparence que Socrate ne fust pas d’abord si Philosophe, ny si Vertueux, mais que venant dans le monde, à dessein d’estaller ses meditations, et charmer les hommes par les belles choses qu’il leur disoit, il demeura luy-mesme charmé de l’excellence de ses maximes, et trouva peu à peu des appas dans sa Moralité, qui la luy firent aymer à cause d’elle-mesme, et non pour l’amour de la Gloire, tellement qu’il laissa depuis le bien apparent pour le solide. Voylà jusques où peut aller le desir de la loüange, quand il est reçeu dans une bonne ame. Mais je voudrois bien sçavoir quel est le but de l’infame Avarice ? Quelle chose bonne et bien-seante peut naistre de ce Monstre ? quel a esté l’Avare qui s’est jamais rendu grand personnage, ou aux armes, ou aux lettres, ou plustost en la vraye et parfaicte Vertu ? Les plus agguerris Capitaines n’ont-ils pas esté liberaux, témoins Alexandre et Cesar ? Les plus sçavans hommes n’ont-ils point blâmé l’Avarice, témoins Aristote et Platon. Les plus gents de bien de l’antiquité n’ont-ils pas estimé ceste passion indigne d’eux, comme Socrate, Epaminondas, Diogene, Phocion, Crates, et Anacarsis. Je ne nomme point icy les SS. Personnages de nostre Religion. Il n’y en a pas eu un seul, qui n’ait fait profession de ce glorieux dédain. Aussi ne peut-on gaigner le Ciel sans estre dépoüillé des inclinations de la terre, parmy lesquelles, certes, il n’y en a point de plus vile que celle-cy, ny de plus messeante à la Nature. O le beau destin que c’est à l’ame raisonnable d’estre venuë du Ciel, d’estre faite pure et incorruptible par les mains de Dieu, et puis d’espouser icy bas la chetive passion d’un vil metail, l’appetit d’une monnoye crasseuse, et pour le dire en un mot, la servitude d’une chaisne d’or. Voila une plaisante proportion entre l’Amant et l’Aymé. Voylà un beau mariage pour des Esprits éternels, comme les nôtres. Croyez-moy, ce n’est pas un préjugé de retourner au Ciel, que de béer si avidement apres des lopins de terre : Il y a plus d’apparence que cela nous conduira dans les abysmes. Aussi la judicieuse Antiquité a commis le soing de la richesse au Dieu des Enfers, et l’a appellé Dis, c’est à dire riche. Dans nostre Religion mesme on nous permet, voire on nous conseille de croire que les metaux precieux, et les thresors, sont en la garde des Demons ; Ce que verifient assez les experiences que l’on en fait tous les jours dans les mines, et les frequentes apparitions qui se voyent à l’ouverture d’un thresor. Car il est presque tous-jours vray, que tels Fantosmes ne se font point voir à nous, qu’il n’en arrive ou la découverte d’un corps mort, ou celle de quelque thresor caché. Que cherches-tu donc, ô Avare ? une chose qui est en la possession des demons ? une terre plus pesante ; c’est à dire plus terre que la commune ? Si tu n’as besoin que d’un Viatique pour achever ta course, prends mediocrement ce qu’il te faut pour un voyage pareil, et ne t’embarrasse point d’une denrée inutile en l’autre monde. Quand nous avons dessein d’aller en quelque Royaume estrange, nous ne prenons de l’argent de nostre pays que ce qu’il en faut pour nous conduire à la frontiere, du moins nous nous pourvoyons en la monnoye du lieu où nous devons entrer, ou en lettres de change, affin de n’estre chargez d’especes inutiles. Pourquoy ne faisons-nous donc le mesme au passage de ceste vie ? Que ne nous contentons-nous du bien qu’il faut pour arriver jusques à la frontiere, et que ne mettons-nous ordre à nous fournir d’une monnoye qui s’y debite, c’est à dire, de bonnes œuvres ? Y a-t’il rien de plus étourdy que de prendre un soing inutile, et de laisser la necessaire ? A cela l’on peut objecter, qu’un Pere vertueux est bien aise de laisser ses enfans riches, affin qu’ils ne souffrent rien apres leur mort, et qu’ils ne maudissent point la memoire de ceux qui les ont mis au monde. Mais combien seroit-il plus à propos de leur transmettre plusieurs exemples de Vertu avec une petite succession, que de les laisser riches avecque peu de Vertu ? N’arrive-t’il pas d’ordinaire que tels enfans ingrats et dénaturez, se mocquent des travaux paternels ? N’est-il pas vray que blâmant jusques dans la tombe leur bon mesnage, ils se jettent dans une prodigalité déreglée ? Ce qui n’adviendroit jamais si leurs Peres ne leur avoient laissé des biens qu’à suffisance. En tel cas, ils ne trouveroient point une si belle matiere où s’employer, et leurs débauches ne s’enflammeroient par l’abondance de l’or, ny leurs yvrogneries par l’excessive quantité des vignobles dont ils heritent. D’ailleurs, la raison qu’ils nous alleguent ne peut nullement estre valable pour excuser leur avarice extraordinaire. Car il n’est pas incompatible que le Pere ayant acquis des biens, le Fils n’en acquiere aussi. S’il a esté facile à l’un d’aggrandir ses possessions, il se pourra faire que l’autre encore ne le trouvera point mal-aisé. Avecque cela, sçavons-nous bien qui est le vray heritier de nos Richesses ? où l’enfant que nous élevons est à nous, ou il ne l’est pas. S’il est à nous, peut-estre qu’il ne nous succedera point, pource que la mort, la confiscation, ou les procez, ne seront que trop capables de luy oster cét advantage. Que s’il nous succede, possible qu’il dissipera nos moyens, et en ce cas là nous serons les instruments de sa ruyne. Car plus il possedera de richesses, et plus il aura de compte à rendre, s’il les employe mal. Comme au contraire, s’il les sçait ménager legitimement, aussi bien usera-t’il de peu que de beaucoup, tellement que de ce costé là nous ne luy ferons point tort de le laisser moins riche, puis qu’il pourra vivre en ceste condition, et demeurer homme de bien : car il est à croire, qu’un naturel moderé parmy les richesses, ne sera pas dissolu dans la pauvreté. Que n’estudions-nous doncques à faire les nostres heritiers des choses solides et vertueuses ? Que ne leur laissons-nous la Sagesse et la Science ? que n’appellons-nous la Philosophie dans nostre maison, pour estre compagne éternelle de nos enfants ? Elle seule leur apprendra le mépris des vanitez de la terre ; Elle les des-enchantera des abus du Peuple ; Elle arrachera toutes les espines de leur vie, et conduira leurs pensées dans le Ciel. Mais je passe de bien loing les limites ordinaires de mes Allegories, dont il faut accuser la richesse du sujet, plustost que l’abondance de mes pensées, ausquelles j’en aurois adjousté beaucoup d’autres, si je n’avois peur de grossir mon Volume au delà de ce que je me suis proposé. Il est maintenant à propos de revenir à nostre Phrygien, et de conclurre par quelques moralitez toute l’explication de son livre. Voicy un petit Fugitif, qui se presente chargé de l’habillement d’autruy. Voyons la cause de sa fuite, et du gain qu’il vient de faire.