(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE C. Du Pescheur, et d’un petit Poisson. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE C. Du Pescheur, et d’un petit Poisson. »

FABLE C.

Du Pescheur, et d’un petit Poisson.

Un petit Poisson se voyant pris par un Pescheur, le prioit instamment de le jetter dans l’eau, luy remonstrant qu’il ne faisoit que sortir du ventre de sa Mere ; qu’estant si peu de chose, il ne luy pouvoit pas beaucoup proffiter, et que lors qu’il seroit plus grand, il reviendroit au hameçon de son bon gré. Mais le Pescheur inexorable à tous ces discours ; « Mon amy », luy dit-il, « je ne suis pas d’advis de me laisser échapper des mains une proye asseurée, quelque petite qu’elle puisse estre. Je sçay ce que j’ay, mais non pas ce que je dois avoir, et n’achepte jamais l’esperance à prix d’argent ».

Discours sur la centiesme Fable.

Tous les hommes sont bien d’accord avec ce Pescheur, quant aux choses perissables et caduques, à sçavoir qu’il ne faut pas quitter un petit gaing qui est asseuré, pour l’espoir d’un incertain, quelque grand et advantageux qu’il puisse estre. Le Soldat le plus ambitieux du monde ne laissera pas en arriere une charge de Capitaine, qui luy tombera toute acquise entre les mains, pour attendre avec incertitude, celle de Mareschal de Camp, ou de Colonnel. L’Amant aura de la peine de se resoudre à quitter la possession d’une Beauté mediocre, sur le poinct mesme qu’elle se voudra donner à luy, pour l’attente d’une plus belle acquisition. Le Marchand en fera de mesme touchant son negoce, et se tiendra tres-volontiers au gaing present, plustost que d’aller suivre une avanture incertaine, et béer apres la conqueste d’un bien incognu. Bref parcourons, les Estats, les âges, et les conditions des hommes, et nous trouverons sans doute, qu’on a plus de plaisir à s’asseurer la possession d’un gaing mediocre, qu’à s’égarer vainement apres une entreprise incertaine. Mais nul n’est de cét advis pour les choses grandes et immortelles, c’est à dire pour la possession du Ciel. Il y a peu de gents qui vueillent accepter le perdurable repos, qu’on nous y prepare, au prix de quitter des pretentions, non seulement petites, mais encore mal asseurées. Nous croyons bien tous que les dons du Ciel ne se corrompent jamais : nous sçavons qu’il y a là haut une felicité qui surpasse toutes les autres ; qu’elle est incapable de fin, de dégoust, et de rallantissement. Bref, nous sommes tres-asseurez qu’on l’acquiert sans peine, puis qu’il n’y en a point à servir Dieu. Au contraire, nous voyons tous les jours par espreuve, que les biens temporels sont de penible acquisition : qu’il faut suer, courir, combattre, choquer l’un et l’autre, offenser plusieurs personnes, cajoler, faire la Cour, et se distraire de la Vertu, pour les acquerir ; Qu’au reste, la possession en est necessairement limitée par la mort joinct qu’on ne les garde pas tous-jours jusques là ; Et toutesfois, ô la misere de nostre âge ! il ne se trouve presque personne qui fasse élection du meilleur, et qui pour embrasser la certitude des choses éternelles, laisse le soing des perissables. Que si quelques uns le font, comme les Religieux et les vrays Devots, l’on peut dire asseurément que le nombre en est fort petit, à comparaison de l’étrange multitude des Aveuglez, et des mauvais Marchands. Miserables, et mal-advisez Mortels ! Où courez-vous ainsi follement ? Où vous conduit vostre fureur precipitée ? Y a-t’il quelque chose dans le monde où vous trouviez assez de charmes pour la preferer au Ciel ? Aymez-vous la Vengeance ? Elle appartient à Dieu. Vous sçavez qu’il se l’est reservée ; En luy elle est juste, en vous elle est vicieuse : Il ne la peut faire que bonne, vous ne la pouvez faire que meschante : Vous estes interessez, il est libre : Vous estes parties, il est Juge. D’ailleurs, la Vengeance n’est pas un bien solide : ce n’est qu’une action que vous appellez douce, et qui vous remplit mille fois d’amertume. Si vous vous estes vangez, vous devez attendre le retour aussi ; Il est à croire qu’on se vangera de vos vengeances, et que ce ne sera pas un homme seul, mais une race entiere. Les amis de ceste race, et les amis de leurs amis vous courront sus, ausquels, comment pourrez-vous resister ? Est-ce là un bien preferable aux promesses de Dieu, qui vous offre le pardon, si vous pardonnez, et vous prepare des douceurs infinies, si vous abandonnez celle-là, qui est de courte durée, et qui vous cause mille remords ? De plus, avec la certitude que vous avez de vous repentir en terre de la vengeance, et d’estre recompensez au Ciel du pardon, dittes-moy, je vous prie, estes-vous asseurez de la pouvoir mettre en execution ? Ce faux bien que vous recherchez n’est-il pas aussi mal-aisé en son acquisition, qu’il est court en sa durée ? Est-il impossible que celuy que vous pensez tuër ne vous tuë, ou du moins qu’il ne se guarantisse de vostre haine, quand mesme vous le prendriez avecque supercherie, qui est une chose execrable parmy les gents de courage ? Combien en voyons-nous tous les jours qui s’échappent d’une embusche, ou d’un assassinat, contre les apparences humaines ? Mais venons à vos autres passions. Qu’est-ce qui vous charme tant dans le monde ? Est-ce l’amour d’une femme ? O miserable ! vous pouvez-vous asseurer de la conquerir ? Si vous estes beau, elle s’abandonnera possible au plus laid : Si vous estes riche, elle aymera mieux les pistolles d’autruy que les vostres. Si vous estes beau, riche, et discret, elle aura pour vous une aversion naturelle. Que si vous avez toutes ces conditions joinctes au bon-heur de luy estre agreable, il adviendra, peut-estre, qu’elle sera chaste, et qu’elle moderera son humeur par la continence. Mais pour venir au poinct de la jouyssance, supposons que vous la possediez, pensez vous que ce plaisir vous dure long temps sans estre alteré par le dégoust, on par sa legereté ? Y eust il jamais une intelligence depuis qu’on se mesle d’aymer, qui ayt continué jusqu’à la mort ? Et quand mesme cela seroit, ceste durée, quelque longue qu’elle fût, pourroit-elle bien estre appellée un moment, au prix de l’Eternité ; Nenny, sans mentir ; Et ceste seule consideration doit suffire pour vous faire haïr entierement une chose que vous aymez avec trop de passion. Venons maintenant aux Richesses, et aux Charges ; Quand vous les pretendez, c’est ou par merite, ou par bonne fortune. Si par ce premier, difficilement y pourrez vous parvenir, puis qu’aujourd’huy l’on donne tout à la Faveur, et rien au Merite, et qu’il semble que ce soit un obstacle au bien, que d’en estre extrémement digne. Voyez dans la poussiere une infinité de gents, dont la gloire devroit arriver jusques au Ciel. Voyez porter la picque dans les Compagnies à des Soldats, plus agguerris que leur Maistre de Camp. Voyez plusieurs bons Esprits exposez à la risée publique, déchirez, persecutez, necessiteux : Bref, voyez presque tous-jours la probité sans honneur, et sans récompense. Que si vous pretendez à ces Charges par vostre bonne fortune, que sçavez-vous si elle ne se rendra point mauvaise ? n’avez-vous pas ouy dire qu’elle a le visage doux et severe aussi ? Qui vous fait esperer qu’elle s’aydera plustost de l’un que de l’autre ; N’est-ce pas se flatter, que de le croire trop facilement ? Mais je suppose que vous soyez asseuré d’avoir la Charge où vous aspirez : il ne faut que le moindre caprice d’un Grand, de qui vous releverez, pour vous mettre aussi bas qu’auparavant. Vous pouvez faillir en vostre conduitte, et par consequent estre depossedé. Et quand cela ne seroit pas, la Fortune n’est elle point assez puissante pour vous oster vostre bien ? Mal-advisé que vous estes ! Il ne faut qu’un embrasement pour reduire en cendre vos belles maisons. Le débordement d’un Ruisseau vous peut oster vos heritages : les procez et les faux témoins sont capables de vous appauvrir. Bref, si les moindres accidents vous privent de ce que vous aymez le plus ; comment pourrez vous croire certaine la possession de vostre grandeur, et la preferer à celle de l’Eternité ? Que desirerez vous encore, ô Insensez ! quelle sera la chose assez precieuse pour vous faire élongner du Ciel ? Je voy bien qu’il me reste à destruire le principal de vos charmes, qui est la Gloire. Mais celle là mesme, ne l’appellez-vous pas Vanité ? que me direz-vous pour excuser vostre aveuglement ? Est ce qu’elle peut estre acquise avec certitude, pource qu’elle est compagne de la Vertu ? Est-ce qu’elle est de longue durée, à cause qu’elle survit à nostre mort ? Mais je trouve l’une et l’autre de ces excuses aussi frivole que la Gloire mesme. Car pour la premiere, à sçavoir la certitude, ne voyez-vous pas une infinité de bonnes actions à qui l’on ne donne aucune loüange ; au lieu qu’il y en a quantité de meschantes que l’on vante bien hautement, comme si la memoire en devoit estre immortelle ? Les injustes conquestes des Royaumes, les usurpations illegitimes, et les grands brigandages des plus Puissants, sont tous les jours payez avec des Triomphes, des Obelisques, des Arcs, des Temples, des Hymnes, des Odes, et des Histoires ; Où tout au contraire la vraye et solide honnesteté n’est recompensée ordinairement que de mépris et de blâme. D’ailleurs, combien pensez-vous qu’on ait ignoré de belles choses, qui seront à jamais incognuës à la memoire des humains ? Combien a-t’on supprimé de mots remarquables, et d’illustres actions ? Certes, il n’est pas à croire que de tant de milliers de personnes, qui ont vescu depuis la naissance du monde, non seulement en Europe, mais dans les Royaumes estrangers, il n’y ait eu que ceste poignée d’honnestes gents, dont les Historiens nous ont parlé. Croyez-moy, les grands hommes n’ont point esté cognus parmy nous, non pas mesme tous les grands Royaumes. Il y en a de beaux et de bien policez, que le Soleil voit tous les jours, dont nous ignorons possible le nom ; à plus forte raison donques ignorons nous les hommes particuliers. Que si cela est, qui peut dire que la gloire soit infaillible à la vertu ? Je laisse à part la malice des Calomniateurs, les brigues et les parties qui se font, pour estouffer les belles actions, l’envie des Concurrents, les corruptions des Historiens, et bref une infinité d’autres choses, qui sont toutes capables de nous oster une legitime Gloire. Venons maintenant au faux espoir de sa durée, ne la perd-on jamais en sa vie ? ne peut-on pas descheoir de la reputation, sans avoir mesme failly ? Nous accompagne telle jusqu’au tombeau ? Certes plus elle est specieuse, plus elle est ternie au moindre suject que nous en donnons. Il est d’elle comme des belles glaces, et des cristaux, que la moindre vapeur obscurcit plus que les mediocres et les communs. Supposons neantmoins qu’elle vive tant que nous vivons ; C’est asseurément une tres-petite chose qui dure ; mais apres la mort ce n’est du tout rien. On a beau se picquer de rendre immortel son nom en depit des Parques et des tenebres : tous ces contes sont Poëtiques et Fabuleux ; la vraye Gloire n’est perdurable qu’au Ciel, et par consequent celle du monde n’est à proprement parler qu’une ombre, et une fumée. Puis donc que la possession des biens celestes est incomparablement plus certaine que celle des temporels, jugeons maintenant à quoy nous sommes obligez, et par le devoir de vrays Chrestiens, et par tant de hautes promesses que Dieu nous a faictes, au prix desquelles toutes les douceurs du monde ne sont qu’amertume.