FABLE XCIX.
Du Sapin, et du Buisson.
L’on tient qu’autresfois le Sapin s’estant mis à mespriser le buisson, se vantoit de sa hauteur, et disoit en outre qu’il servoit à la structure des Palais, et à faire des masts aux navires, au lieu que le Buisson vil et abject n’estoit bon à rien. Mais la response qu’il en receut fut telle ; « Monsieur le Sapin, à ce que je voy tu ne manques pas de vanité à publier ce qu’il y a de bon en toy, ny d’insolence à te mocquer de mes maux ; Mais que ne parles-tu aussi bien de ton malheur particulier, et de ma bonne fortune ? Car, ô miserable que tu és, quand le Bucheron te met en pieces, et t’abat à coups de coignée, combien voudrois-tu donner pour estre semblable à moy, et en aussi grande seureté ? »
Discours sur la nonante-neufviesme Fable.
La Moralité de ceste Fable n’a pas esté moins souvent touchée cy-dessus, que celle de la precedente ; tellement que je pourrois à bon droict me dispenser de la renouveler icy. Toutes-fois la matiere en est si plausible, qu’il ne sera pas mal à propos d’en redire en passant quelque chose. Elle nous enseigne donc que la mediocrité des biens est preferable à la richesse et à la grande condition. Ce qui peut estre verifié par plusieurs raisons ; et premierement l’on en doit alleguer une, reçeuë dans toutes les Escolles des Philosophes, à sçavoir que ce qui est mediocre, est de soy plus excellent que ce qui est extrême. Cela se prouve par toutes les inductions des choses crées ; par la commune opinion▶ des hommes, par les proverbes, et par les raisons. Car l’on ne peut mettre en doute que l’excez ne soit nuisible, au lieu que la mediocrité est une chose commode à la nature du monde, et particulierement à celle des hommes. Que si l’on m’objecte qu’il y a certaines qualitez, dont il est impossible d’estre pourveu avecque trop d’avantage ; à cela je respondray, que quand j’ay voulu loüer les Establissemens mediocres, je n’ay pas entendu parler des Vertus intellectuelles, comme peuvent estre la Sagesse, la Prudence, le Sçavoir, et la Religion, desquelles j’advouë, avec Aristote, qu’on ne sçauroit jamais avoir une trop ample possession, veu l’excellence de leur nature. Or cela ne se peut pas dire des richesses, qui sont le sujet de ce Discours, pource que la jouyssance en est materielle, et partant, selon nostre ◀opinion▶, l’excez en peut estre vicieux. C’est icy la premiere raison dont je me sers à prouver que la mediocrité est preferable à l’excez du bien, à sçavoir la dignité mesme de la chose mediocre. La seconde sera tirée du danger qu’apporte l’un, et de la parfaicte asseurance que l’autre nous donne. Je dis donc, que l’estat de la richesse immoderée est pernicieux à l’homme, autant qu’une chose le peut estre, c’est à dire, à l’ame et au corps tout ensemble. Pour ce qui est de l’ame, on m’advoüera que le Vice en est la ruïne, d’autant qu’elle n’a rien de contraire que cela. Elle ne craint ny le feu, ny l’eau, ny les tortures : Sa nature est au dessus de toute souffrance corporelle : rien ne la peut subvertir que le Peché, ce qui est non seulement une ◀opinion▶ du Christianisme, mais encore de la Philosophie Moralle, dont j’appelle à tesmoins les Peripateticiens, le Maistre desquels a mis l’Ethique au plus haut poinct où puisse arriver ceste Science dans l’◀opinion des hommes. Estant donc vray, et par nos maximes Chrestiennes, et par celles là mesme des Payens, que rien n’est si pernicieux à l’ame que le Vice, il faut que l’on m’advoüe aussi une chose que la Philosophie nous enseigne, à sçavoir que le Vice gist en l’excés. D’où il est aisé de conclure, que toute richesse est dangereuse à nos ames. Car, de grace, qui nous portera mieux dans l’excez que l’excez mesme ? Comment nous apprendra la moderation une chose qui de sa nature est déreglée ? Comment le trop et le superflu seront-ils compatibles avec la mediocrité ? C’est la sur-abondance des richesses qui fait les magnifiques festins, et par consequent c’est le precipice de la gueule. Car la puissance estant émeuë par l’object, il est presque impossible d’estre perpetuellement parmy les bonnes tables, de voir des viandes exquises, d’ouyr les chansons des Beuveurs, et de les considerer dans le vin, comme dans leur Element, sans estre induit à les imiter, et à s’accommoder à leur Vice, du moins par imitation, quand nous les aurions en horreur par nature. Que s’il est question maintenant de venir à l’impudicité, y a-t’il rien qui nous y porte avec tant d’excez, que la richesse sans bornes ? N’est-ce pas elle qui corrompt les chastetez, qui remplit la couche d’un Mary d’opprobre et d’ignominie ? qui a le pouvoir de seduire les Vierges ? de renflammer les Veufves ? et de penetrer jusques dans les lieux les plus honnestes, pour essayer à les rendre infames ? Bref, n’est-elle pas un charme presque infaillible, pour vaincre la resistance des plus retenuës ? Quel moyen y a-t’il donc de se tenir ferme dans la Vertu, et d’avoir un milieu presque asseuré de praticquer si delicieusement le Vice ? Parlerons-nous maintenant de la Vengeance ? Celuy qui se trouve riche, n’a-t’il point beaucoup de peine à s’en exempter ? Ne sçait-il pas qu’il luy est aisé d’apposter des assassins ? de faire preparer des drogues envenimées ? d’enfoncer des portes ? de mettre en embuscade un bon nombre de Satellites ? et bref, d’armer par maniere de dire, toutes les Furies à son secours ? Que s’il ne tient qu’à divertir la punition du crime ; Bon Dieu ! combien y a-t’il d’artifices pour corrompre ceux de qui l’affaire dépend ? Combien d’inventions pour gaigner de faux témoins ? Et combien de tours de souplesse pour destourner les poursuittes des parents mesmes ? Avec tant d’appas qui portent au Vice, de quelle extraordinaire vertu faut-il estre doüé pour s’en abstenir ? Viendrons-nous maintenant à l’orgueil ? Y a-t’il au monde une plus grande ostentation que celle des Riches ? Ne veulent-ils point s’égaler à Dieu, tant seulement à cause de leurs thresors ? Ne sont-ce pas eux qui ont fait bastir les Tours de Babel ; les Pyramides d’Egypte, les Colosses, les Mausolées, les Ponts, les Palais, et les Arcs triomphaux ? Et tout cela, qu’est-ce autre chose qu’Orgueil et que Vanité ? D’où vient la longue suitte des Pages et des Gentils-hommes ? d’où l’éclat des livrées, des habits pompeux, de l’or, de la pierrerie ? D’où vient, dis je, tout cela, si ce n’est de la richesse ? Ne voyons-nous pas d’ordinaire qu’elle fait prendre à dédain tout ce qui est au dessous d’elle, et que les hommes puissants ne rendent de l’honneur aux autres, qu’à proportion qu’ils reculent ou s’avancent en leur condition ? Voylà donc qu’ils ont dans leurs mains un instrument d’Orgueil : Voylà qu’il est mal aisé d’estre humble, et trop bien partagé de la Fortune. Passons à la Convoitise mesme ; En qui est-elle plus forte, qu’en l’esprit des riches ? Qui est plus avare, et plus en haleine qu’eux ? Asseurément tous leurs moyens sont autant de pieges, pour s’enrichir d’avantage. C’est par eux qu’ils dressent des embusches au bien d’autruy ; Il faut avoir attrapé la mine avant que l’espuiser. Car comme dit fort à propos un ancien Poëte,
Si je déduisois icy toute la suitte des vices, il me seroit fort aisé de prouver combien la richesse y est plus panchante que la mediocrité ; Ce que je montrerois en effect, si je ne craignois d’estre ennuyeux au Lecteur. Mais affin d’obtenir la loüange de la briefveté, au défaut de celle de l’Eloquence, je laisseray là ceste induction, et viendray à quelques exemples. Les plus riches hommes de l’Antiquité doivent estre considerez, ou comme Souverains, ou comme Particuliers. Si comme Souverains, Cresus, Cyrus, Pharaon, Nabuchodonosor, Alexandre, Neron Heliogabale, Sardanapale, Darius, Candaules, Xerxes, et autres semblables, ont esté, sans doute, les plus opulents, et les plus Vicieux aussi. L’un vivoit en Usurpateur, et l’autre en Avare ; l’un dans les delices, l’autre dans les débauches les plus infames, et mesme il s’en est trouvé plusieurs qui ont eu conjoinctement toutes ces mauvaises qualitez. Au contraire les Souverains mediocrement riches, comme les Roys de Sparthe, et les premiers de toutes les Monarchies ont eu d’ordinaire plus de Vertu, et mieux merité l’amour des Peuples, joincte à l’estime des Sages. Que si maintenant l’on considere les riches comme Particuliers, il se trouvera qu’un Crassus, un Apicius, un Cabrias, et autres semblables, ont esté presque tous débordez en leurs mœurs, et en leur insatiable convoitise ; Au lieu qu’Epaminondas, Phocion, Aristides, Fabricius, Cincinnatus, Fabius Maximus, et les plus grands Emulateurs de leur Vertu, n’avoient presque pas dequoy s’entretenir. Mais je pense que nous avons suffisamment prouvé, que la richesse excessive est dangereuse, quant à l’ame : Voyons maintenant s’il n’est point vray qu’elle ne haste pas moins la ruyne du corps. Il n’y a point de doute qu’il faut que le corps perisse, d’autant qu’il est materiel, et par consequent corruptible. Mais il est certain aussi que la Nature en abhorre la destruction, et qu’elle haït ou doit haïr ce qui l’advance au deçà des bornes ordinaires de la vie. Nous ne devrions donc pas beaucoup aymer les richesses, puis qu’elles sont les pernicieuses sources des débauches, qui perdent nostre santé. Car ou nos jours sont abregez par la violence qu’on nous fait, c’est à dire par le meurtre et l’effusion du sang, ou ils le sont par l’intemperance. Or ces deux sortes d’inconvenients sont beaucoup plus frequents à l’homme riche qu’au pauvre, et par consequent la richesse est plus ruyneuse au corps, que la mediocrité. Quant à la derniere partie de ceste proposition, à sçavoir que l’Opulence est la Mere des excez ; ç’a esté la prouver suffisamment d’avoir dit, qu’elle produict tous les Vices. Car l’extrême impudicité, la Gourmandise, l’Yvrongnerie, et tels autres débordements, sont tellement nuisibles à nostre nature, qu’il est presque impossible d’en user et de vieillir. Aussi-voyons-nous que la Goutte ; le Calcul, l’Hydropisie, l’Apoplexie, et semblables monstres de maux, n’ont pris naissance que chez les Riches ; Et peut on bien dire que l’heureuse Mediocrité seroit pour jamais exempte de ces miseres, si elles ne nous estoient transmises de nos Ancestres voluptueux. Il ne reste maintenant qu’à faire voir que les riches sont plus sujets à la mort violente que les pauvres : ce que je monstreray succinctement par ceste division. Telle espece de mort nous peut estre donnée par les grands, par les petits, ou par nos égaux. Or ces trois sortes de gents s’enflamment plus aisément contre les riches, que contre les mediocres, estant veritable que les Grands les attaquent par Soupçon, les Petits par Insolence, et les Esgaux par Envie. A quoy s’il faut joindre les raisons, nous n’avons seulement qu’à jetter les yeux sur les Histoires presentes, et sur les passées, où nous ne verrons guere qu’un homme extrémement riche, ou Ambitieux, soit venu jusques à une douce et paisible vieillesse. Mais c’est trop discouru de ceste matiere : passons à une autre moralité.