(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XCVII. Du Tygre, et du Renard. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XCVII. Du Tygre, et du Renard. »

FABLE XCVII.

Du Tygre, et du Renard.

Un jour que le Veneur alloit à la chasse avecque son arc, le Tygre voulut que toutes les autres Bestes eussent à se retirer, disant que luy seul viendroit bien à bout de cette guerre. Cependant le Veneur poursuyvoit tousjours sa chasse, et tiroit de grands coups de fléches, dont il y eust une qui atteignist le Tygre, et le blessa grandement. Le Renard le voyant de retour de la guerre, et bien empesché à tirer la fléche hors de sa playe ; « Et quoy », luy dit-il, « un si fâcheux accident te peut-il estre arrivé, à toy qui és si vaillant ? Qui est le temeraire qui t’a blessé ? » « Je n’en sçay rien », respondit le Tygre, « si ce n’est que par la playe, qui est fort grande, je juge à peu prés qu’il faut que ce soit un homme ».

Discours sur la nonante-septiesme Fable.

On fit voir un jour au Roy Antigonus une trouppe de Soldats qu’on luy debittoit pour les plus vaillants hommes de la terre, et ceux-là estoient tous percez de coups, estropiez de leurs membres, et déguisez de larges et profondes cicatrices. Ce qu’ayant veu le Prince, il dit au Capitaine qui les luy monstroit ; « Il me semble voirement que ceux-cy sont braves gents, mais j’estime encore plus braves ceux qui les ont ainsi marquez ». Par ces mots de raillerie il vouloit monstrer, qu’en matiere de valeur il ne faut jamais donner des loüanges excessives à certains hommes, estant veritable que l’on ne voit point de si mauvais garçon, qui ne puisse facilement rencontrer son Maistre. Dequoy m’est témoin Turne dans Virgile, qui ayant remply l’Italie de ses loüanges, et menacé tous ses ennemis d’un bras plus violent que la foudre, ne laissa pas de trouver un Enée, qui avec toute sa modestie, et sa pieté le reduisit vigoureusement à la raison. Le mesme Autheur nous donne une seconde preuve de cela, en la personne de Burés, qui ayant défié au combat du Fleau toute la jeunesse Troyenne et Sicilienne, fût neantmoins vaincu par le Vieillard Entellus, bien que l’âge et la discontinuation semblassent le dispenser de ceste sorte d’escrime. Ce divin Poëte ne nous a voulu signifier autre chose par ces exemples, sinon, que l’orgueil est bien souvent abattu d’une façon qui semble extraordinaire, et par des Ennemis impuissants en apparence, mais valeureux en effect. Dequoy nous est une veritable preuve sur toutes les autres, le fameux combat du petit David, en qui l’industrie et la bonne cause surmonterent les démesurez efforts de Goliat, quelque orgueilleux que fût ce Geant. Or quoy que cela ne semble pas ordinaire en la Nature, si est-ce qu’on en peut donner des raisons tres legitimes ; Et premierement on peut dire, que ces Ennemis fiers et presomptueux vont la pluspart dans le Combat avec tant de negligence contre les foibles, qu’ils dédaignent de mettre en œuvre tout ce qui est d’ordinaire praticqué pour la seureté des Combattans, à sçavoir d’estre couverts de bonnes armes, montés sur un cheval adroict, et faire avec soin tous les passages de l’escolle. D’ailleurs, comme nous avons dit en quelques-uns de nos Discours precedents, la Nature repare les defauts du corps par les qualitez de l’esprit, de sorte qu’il arrive presque tous-jours aux hommes moyennement adroits et robustes, d’avoir un entendement plus que mediocre, au lieu que ces grands Colosses, et ces membres de Geants, fortifiez et munis en guise de Citadelle, sont bien souvent dépourveus de conduitte. D’où il s’ensuit qu’il est aisé à l’homme industrieux de les surmonter, et de rendre son esprit victorieux sur les forces Ennemies. Ce que nous ont fabuleusement prouvé les prodigieuses défaites des Monstres dans les Poëtes et dans les Romans ; comme par exemple l’Hydre de Lerne, le Lion Neméen, le Sanglier de Meleagre, la mort d’un Andriaque ou d’un Faunus, que l’on feinct avoir esté défaicts par industrie, plûtost que par force, et toutesfois avec non moins de loüange, que si l’on ne se fust aydé que de la lutte. A propos dequoy Virgile dit en son Æneide,

Qu’importe force ou dol contre son Ennemy ?

Il entend toutesfois par le mot de dol, non une ruse malicieuse, ou une supercherie, mais une adroicte façon de combattre, qui se doit plustost nommer industrie, que fraude. Que si l’on admet cela dans l’égalité des partis, à plus forte raison le doit-on faire quand l’un des Combattans est entierement disproportionné en force ou en vigueur à son Ennemy. Car alors, non seulement il est permis, mais il est mesme bien seant de s’ayder de sa finesse, comme fait Renaud chez le Tasse, où il déploye toute l’industrie de l’escrime contre Argant, qui le surpassoit en force et en experience. Que s’il faut passer des exemples Poëtiques aux veritables. Deodat de Gozon, Chevalier de l’Ordre de sainct Jean de Jerusalem, merita depuis d’en estre grand Maistre, ayant dessein de combattre un furieux Dragon, qui affligeoit toute l’Isle de Rhodes de ses meurtres épouvantables, accoustuma si bien un cheval, et deux de ses chiens à un fantosme tout semblable à ce monstre, qu’ils n’apprehenderent point de l’aborder en effect, tellement que par ce moyen ayant sçeu joindre l’addresse à la valeur, il remporta la plus glorieuse Victoire qui fût oncques gaignée. Ce qui se dit des Combats particuliers, se doit penser des generaux, où si la multitude d’un party accable presque la petitesse de l’autre, il faut avoir recours aux aguets, et prendre si bien le demeurant des avantages, comme, le temps, le lieu, et semblables circonstances, qu’on égale, voire mesme que l’on surmonte son ennemy. En quoy Scanderbeg a merité plus de loüange que tous les autres hommes des siecles passez, et des nostres, puis qu’avec un Camp volant, qui n’a jamais passé dix mille hommes, il a perpetuellement battu les armées du grand Seigneur, dont la moindre estoit composée de trente mille Soldats, et quelques-unes alloient jusques à soixante et dix mille. Aussi avoit-il accoûtumé de dire, que celuy-là n’estoit pas bon Capitaine, qui avec un Camp volant ne se deffendoit contre les plus grosses puissances, pourveu qu’il cognust le pays où il avoit à combattre. Sertorius et Spartacus le suyvirent, à mon advis, de bien prés en ceste nature de gloire. Car n’ayant jamais eu des forces complettes, ils firent teste fort longtemps à la plus victorieuse nation du monde, et ne cederent à la fin que par une espece d’oppression trop inégale. Tel fût encore Eumenés parmy les Anciens, et tel a esté naguere dans les troubles d’Allemagne le redouté Mansfeld, qui joignant l’adresse au peu de moyens qu’il avoit, a fait subsister, combattre, et retirer plusieurs fois ses soldats d’une façon du tout extraordinaire. Mais c’est trop nous arrester, pour verifier par les exemples ces deux veritez qu’Esope nous veut enseigner dans le combat du Tygre contre l’homme, à sçavoir que les plus meschants rencontrent bien souvent leurs Maistres, et que l’industrie est ordinairement victorieuse de la force, pourveu toutesfois qu’elle soit accompagnée d’un bon courage. Car en ce cas là on auroit plus de raison de l’appeller supercherie, qu’adresse loüable, et permise aux hommes valeureux.