FABLE XCVI.
Du Paon, et de la Gruë.
Le Paon estant à souper avecque la Gruë, la méprisoit d’une estrange sorte, et se vantoit fort, en luy faisant monstre de ses belles plumes. Mais la Gruë ne pouvant souffrir ses vanitez ; « Je confesse », luy dit-elle, « qu’il ne se peut rien adjoûter à la beauté de ton plumage, pourveu que tu m’advoües aussi, que tu as bien de la peine à voler sur les maisons, au lieu que d’un vol courageux je perce les nuës ».
Discours sur la nonante-sixiesme Fable.
Je pense qu’il y a deux ou trois Fables dans ce livre, qui contiennent le mesme sens de celle-cy, à sçavoir que la Nature a doüé châque animal de quelque vertu, capable de rendre tout le monde satisfaict, et cela avec tant de justesse et de proportion, que nul n’est mécontent de son partage. Il est vray neantmoins qu’il s’en trouve plusieurs qui en sont un peu trop jaloux, c’est à dire, qui s’enflent de leurs bonnes qualitez, et ne jugent pas les autres dignes de leur estre mis en comparaison. Ces Médisants blâment les défauts d’autruy avec une langue qui ne sçait point espargner ; Comme au contraire, s’ils ont quelque chose de loüable en eux, ils le mettent à si haut prix, qu’il semble que tout le monde leur en doive beaucoup de reste, et qu’ils soient unicques en leur espece. Tels effets de Presomption, à les bien examiner, sont autant de marques de leur folie, et autant de rejettons de leur vanité, qui les font haïr universellement. Que s’ils ont je ne sçay quoy d’éminent par dessus les autres, je ne voy point que pour tout cela ils les doivent mépriser, puis que Dieu, qui a fait toutes choses justement, n’a pas, comme il est croyable, traicté les hommes avecque tant d’inégalité, qu’il y en ait parmy eux de pirement partagez que leurs compagnons. Car comme en la distribution de son heritage, le bon pere de famille accommode son testament à la bien-seance de ses Enfans, donnant à l’un du bien en argent, à l’autre des Vaisseaux plains de marchandise, s’il a l’inclination portée au traffic de la Marine ; à celuy-cy des fonds specieux, s’il se plaist à la campagne, et à celuy là une charge dans les Armées, ou un Office dans les Parlements, si son humeur l’attire à l’un ou à l’autre ; et tous ensemble seront satisfaits de la donation, quoy qu’en effect celuy qui a le plus de bien, ait l’advantage de son costé ; Ainsi nostre vray Pere celeste nous ayant produits au monde, pour nous faire du bien comme à ses legitimes Enfants, il donne à châcun ce qu’il juge luy estre propre, et le fait avecque tant de justesse, que nul ne le voudroit contre un autre, quoy que toutesfois il se puisse faire qu’il en envie les dons et les qualitez particulieres. Que si quelqu’un n’est pourveu de ces Vertus, que l’on appelle éminentes, il n’est pas incompatible que pour recompense il ne possede les plus solides ; qui sont la tranquilité de l’esprit, la constance, la moderation, et la modestie. Il ne faut donc pas que le Paon se targue de son beau plumage auprés de la Gruë, s’il ne veut qu’elle luy reproche sa pesanteur, et qu’au contraire elle mette en avant la haute maniere qu’elle a de voler jusques dans les nuës.