(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XCV. Du Singe, et de ses Enfans. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XCV. Du Singe, et de ses Enfans. »

FABLE XCV.

Du Singe, et de ses Enfans.

Jupiter voulut une fois que tous les animaux comparussent devant luy, pour juger lequel d’entr’eux avoit de plus beaux Enfans. Toutes les Bestes y accoururent donc ; les Oiseaux s’y envolerent, et les Poissons mesme se rendirent sur le bord de l’eau, pour estre de la partie. Le Singe y vint le dernier, et d’aussi loing qu’il fût apperçeu, tous les autres commencerent à se mocquer des vilaines fesses de ses Enfans. Mais luy, qui en pensoit bien autrement ; « Vous n’en serez pas les Juges », leur dit-il : « c’est à Jupiter à donner le prix de la Beauté à qui bon luy semblera : Pour moy, mes Enfans me semblent si gentils, et de si bonne mine, qu’ils meritent bien, à mon advis, d’estre preferez à tous les autres ». Voylà ce qu’il dit devant Jupiter, qui s’en mit à rire luy-mesme.

Discours sur la nonante-cinquiesme Fable.

Quant à l’aveugle affection que le Singe porte à ses Enfans, elle nous apprend combien nous sommes susceptibles de telles foiblesses, et combien les choses du monde nous sont déguisées, quand nous les voyons par les yeux de l’amitié. Il semble que nous soyons comme les Icteriques, à qui tous les objects semblent jaunes, pource qu’ils ont une jaunisse épanduë dans la prunelle de l’œil. Cela procede en nous, de ce que nostre volonté estant des-ja liée, le croit estre avecque raison, si bien qu’ayant pris peu à peu l’habitude d’aymer les nôtres, nous prenons insensiblement celle de les priser aussi, affin de rendre nostre passion excusable, ou de les faire devenir tels qu’ils nous paroissent. De ceste coustume l’on vient à la fin à une espece de Loy, qui ne nous permet plus de les mes-estimer, ny de les croire defectueux, mais elle attache constamment nostre approbation, qu’elle a surprise, et nous rend ingenieux à excuser leurs manquements. Ce vice, quelque excusable qu’on le fasse, n’est pas moindre que les autres imperfections. Car il faut bien donner beaucoup à l’amitié, mais non pas au mensonge. Il faut que nostre volonté soit captive, et non pas nostre entendement ; bref, il faut corriger les fautes des nostres, mais non pas n’en croire aucunes en eux. Telles sont pour le jourd’huy la pluspart des Meres, qui dorlottent et idolatrent leurs enfants, comme les chefs-d’œuvre les plus accomplis de la Nature. De ceste foiblesse n’étoient point coûpables les Meres Lacedemoniennes, qui livroient elles mesmes à la mort ceux de leurs Enfants, qui avoient commis quelque lâcheté, et leur commandoient, ou de se faire mourir, ou d’effacer l’impression que l’on en pouvoit avoir conçeuë. Telle fût encore la Mere de Brasidas, à qui un Ambassadeur estranger ayant voulu dire, pour luy complaire, qu’en la Cour de son Maistre on avoit en grande reverence la memoire et la vertu d’un tel homme, et qu’il estoit reputé parmy les autres nations le plus courageux de Lacedemone, elle luy fist ceste genereuse response ; « Estranger mon amy, ne doute point que tu ne t’abuses en ce jugement que tu fais de Brasidas : Je m’asseure qu’il estoit homme de bien, mais je sçay aussi que Sparthe en avoit beaucoup qui estoient meilleurs que luy ». O magnanime et judicieuse response ! ô esprit qui n’étoit ny foible ny interessé de l’amour propre, à la maniere des autres femmes, et des hommes mesmes, qui trouvent seulement loüable et beau ce qui est en leur possession ; Le reste, ils le jugent imparfaict, et de tout poinct defectueux, en cela semblables à ceste Lamie, qui portoit les pechez d’autruy dans le devant de sa besace, et les siens au derriere, pour ne les regarder jamais.