FABLE XCIV.
Du Taureau, et du Bouc.
Le Taureau poursuivy par le Lion, cherchoit à se cacher en quelque lieu, quand se trouvant prés d’une Caverne, où il voulut entrer, le Bouc s’en vint au devant de luy, et le reçeut à grands coups de cornes. Ceste insolence irrita fort le Taureau, qui s’estant mis à mugir de déplaisir qu’il en eust ; « Je voy bien que c’est », luy dit-il, « ce que tu me fais un si rude accueil, c’est à cause que je suis en fuitte ; mais si celuy qui me poursuit s’en estoit allé, je m’asseure que je te ferois bien sentir que les forces d’un Taureau, et celles d’un Bouc, sont deux choses extrémement differentes ».
Discours sur la nonante-quatriesme Fable.
Voicy l’exemple de la moins supportable lascheté qui puisse tomber en l’esprit d’un homme, à sçavoir de courir sus à un Malheureux. Elle est toutesfois si commune, que nous ne voyons jamais personne tomber en la disgrace d’un Grand, que les Courtisans ne luy tournent le dos, et n’aggravent sa misere par quelque malicieux rapport. C’est estre coûpable envers telles gents, que d’avoir de la mauvaise fortune. Ils vous tiennent noircis de tous les vices du monde, si vous ne possedez hautement la bonne volonté d’un homme, et encore d’un homme bien souvent imparfaict, et mal conseillé. Ils vous fuyent comme un pestiferé : ils dédaignent de s’approcher de vous : ils paslissent à vostre rencontre : ils sont dans une posture contrainte : leur maintien est embarrassé ; bref, toutes choses leur sont plus agreables que l’entretien d’un Disgracié. Avecque cela, ils vous comblent de mauvais offices, pour justifier la haine de leur Seigneur, ou pour servir de targue à leur odieuse desloyauté. Aussi ceste maniere de bassesse a esté attribuée par Esope au Bouc, le plus infect, et le plus vilain de tous les animaux. De telle nature sont ceux qui plaident, ou qui persecutent les Orphelins, qui tourmentent les femmes veufves, qui dépoüillent les pauvres du peu de bien qui leur est resté, qui se joüent des maladies et des affligez ; et bref, tous ces courages dénaturez, qui se rendent malfaisants à ceux pour qui la fortune n’a point de caresses ny de bon traictement. Ce n’est donc pas estre blâmable que de les appeller lâches, puis que c’est faire supercherie à un homme de ne le point attaquer ouvertement, ny tout seul, mais en fougue, et avec une pluralité d’ennemis. Ceste mauvaise methode est ordinaire à ceux qui nous persecutent en nostre affliction, qui sont par consequent les hommes du monde que nous devons le plus apprehender, à cause que nos autres ennemis ne sont redoutables qu’entant qu’ils nous ameinent ceux-cy.