FABLE XCIII.
De deux pots flottans sur l’eau.
Deux pots, dont l’un estoit de terre▶, et l’autre de fer, furent laissez fortuitement sur le bord d’une riviere, et emportez par la violence de l’eau. Le pot de ◀terre▶ apprehendant pour lors d’estre cassé ; « N’aye peur », luy dit l’autre, « je sçauray bien empescher que cela ne nous arrive ». « Voila qui est bon, respondit le pot de ◀terre, mais si je viens à me briser contre toy, ou par l’impetuosité de l’eau, ou autrement, cela ne se pourra faire qu’il n’y aille tous-jours du mien ; voylà pourquoy il vaut mieux que je mette ma seureté à me separer d’avecque toy ».
Discours sur la nonante-troisiesme Fable.
Par ceste Fable il nous est enseigné de ne nous accoster guere de personnes plus puissantes que nous, veu le dommage qui nous en peut arriver, en cas que l’amitié vienne à se rompre. Or quand mesme elle ne se dissoudroit pas, c’est une chose en tout temps dangereuse de se vouloir égaler à ceux qui sont eslevez par dessus nous en pouvoir et en condition. De ceste espece de vanité il s’ensuit que nous en devenons plus orgueilleux qu’il ne faut, et plus dépensiers que nos moyens ne permettent : De sorte que la fin de telles praticques retombe tous-jours à nostre perte, et bien souvent à nostre confusion. C’est pourquoy Ciceron dit, que les égaux s’assemblent facilement et heureusement avec leurs pareils ; Et Aristote, qu’il n’est point de plus solide amitié parmy les hommes, que celle qui s’establit entre les semblables. Mais je veux que ce soit une amitié de dépendance, où l’un des partis tienne quelque maniere de prerogative, ou de superiorité sur l’autre, comme celle du Souverain envers son Favory, du pere et du fils, du Seigneur et du sujet ; il faudra neantmoins qu’elle les semble égaler par le poinct où ils s’entr’ayment. Par exemple, le Prince abaisse et diminuë sa haute condition, et augmente en quelque façon celle du Favory, quand il est question de luy communiquer un secret, encore telle espece de bien veüillance est presque tousjours sujette à une fin dangereuse, si le Favory ne se gouverne avec beaucoup de prudence ; ce qui ne procede que de l’extrême inégalité des deux Amis, et par consequent il faut necessairement qu’il y ait de la proportion entre l’un et l’autre.