FABLE XCII.
De deux Amis, et de l’Ours.
Deux Amis rencontrerent un Ours en leur chemin, comme ils voyageoient ensemble. L’un monta promptement sur un arbre, pour éviter le danger, et l’autre se jetta par terre, pource qu’il se vid sans esperance de se pouvoir sauver à la fuitte. L’Ours ne manqua point de s’en approcher incontinent, et de le manier de tous costez, le flairant sur tout prés des oreilles, et de la bouche. Mais d’autant qu’il s’empescha le plus qu’il pût de respirer, et de se mouvoir, cét Animal, qui ne touche point aux charongnes, s’imaginant que c’en estoit une, le quitta là, sans luy faire mal. Apres qu’il s’en fût allé, et que celuy qui estoit monté sur l’arbre en fût décendu, il voulut railler son Compagnon, et l’enquist de ce que l’Ours luy avoit dit à l’oreille : Mais ce pauvre homme ayant un juste sujet de le tancer ; « Il m’a conseillé », luy respondit-il, » de ne me mettre jamais en chemin avec un tel Amy ».
Discours sur la nonante-deuxiesme Fable.
Le Peril et l’Adversité sont les deux pierres de touche où s’épreuvent les veritables Amis. Il s’en trouve assez qui se rendent nos familiers, qui nous flattent, qui nous accostent, et qui nous offrent des services extraordinaires, tant qu’ils nous voyent en prosperité : Mais quand la fortune nous a tourné le dos, ils nous le tournent aussi, et nous des-advoüent indignement. Alors, comme si ce leur estoit une honte de nous avoir cognus, ils sont les premiers à nous reprocher nostre misere, pour paslier en quelque façon leur legereté. Tous les âges sont si remplis de ces exemples, qu’il faudroit citer des volumes entiers, pour raporter tout ce qui s’en peut dire. Mais nostre siecle en fourmille beaucoup plus que les precedents, et la Cour plus que tous les autres lieux du monde. Sur quoy il seroit à propos de se priver de la compagnie des hommes, de peur d’y rencontrer de la Perfidie, car il est presque necessaire que ceux qui nous hantent, usent avec nous de fourberie, et de quelque déguisement, tant ce malheureux siecle est engagé dans la corruption. C’est pourquoy l’Ours de ceste Fable, au lieu de dire à l’oreille du Voyageur, ne t’accompagne plus d’un tel Amy, eût eu plus de raison de luy donner ce conseil ; ne t’accompagne de personne sous l’esperance d’en estre aymé. A cela lon peut objecter, que ceste regle n’est pas si generale, qu’elle ne souffre quelque exception ; Que les sinceres amitiez peuvent estre verifiées par les exemples, qu’un Pilade a voulu donner sa vie pour Oreste, un Damon pour un Pithias, un Piritoüs pour un Thesée, et qu’aujourd’huy mesme il s’en trouve assez, à qui toutes les choses du monde sont de petite consideration, à comparaison de leur Amy ; Ce que je leur advoüeray pouvoir estre, et avoir esté. Mais il faut qu’ils me confessent aussi, que l’évenement en est si rare, qu’entre mille Amis que plusieurs se vantent d’avoir, à peine en trouveront-ils au besoin dix mediocres, et un excellent ; de façon qu’il faut estre extrémement heureux pour le rencontrer. Or pour revenir à nostre moralité, il y a quelque chose en ceste Fable, qui ne s’accommode pas bien à l’experience de nostre siecle : car au lieu de nous representer l’infidelité de quelqu’un, qui dans les ennuys de la pauvreté, du bannissement, ou de la disgrace d’un Prince, delaisse ingrattement celuy qu’il se vante d’aymer, Esope nous rapporte icy l’exemple d’un homme, qui abandonne son Amy dans le peril de la mort ; ce qui doit estre plustost imputé à peur, qu’à perfidie. Cét exemple ne me semble donc pas estre la vraye peincture de ce que les hommes ont accoustumé de praticquer en nos jours. Car nous voyons assez de gents qui s’exposent au danger pour nostre consideration, jusques à mettre l’espée à la main pour nostre deffence ; En cela plus interessez pour éviter l’infamie, et acquerir de la loüange, qu’ils ne nous sont veritablement Amis. Mais qu’en une occasion pareille à ce que j’ay dit cy-dessus, à sçavoir quand on est persecuté d’un Grand, ou affligé de maladie, ou accablé de misere, ou confiné dans une prison, ou entre les mains des Sergents, on esprouve de fidelles et durables amitiez ; c’est, à mon advis, une chose qui arrive rarement, et qui ne se trouve que parmy les hommes extraordinaires. Ces marques neantmoins sont celles d’une parfaite Vertu▶, et d’une affection inviolable.
Il est donc necessaire d’accompagner dans la misere celuy de qui l’on se dit estre Amy, ou de confesser librement que l’on ne l’est pas. Car la vraye amitié estant fondée sur la ◀Vertu▶, comme dit le Prince des Philosophes moraux, et la ◀Vertu estant eslevée au dessus des afflictions, il faut de necessité que le bon Amy les méprise pour l’interest de celuy qu’il ayme. D’ailleurs, toute habitude loüable et honneste de soy, va d’ordinaire jusques à l’éternité, si elle est contractée comme il faut. Car nous ne voyons pas arriver souvent qu’un homme de bien devot et religieux devienne profane, si son zele est grand et veritable, ny qu’une vraye amitié se destruise par le temps, et par les disgraces de la Fortune, depuis qu’elle est une fois bien conçeuë, et profondement enracinée.