(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XC. De deux Chiens. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XC. De deux Chiens. »

FABLE XC.

De deux Chiens.

Il y eût jadis un Chien si accoûtumé à mordre tous ceux qu’il rencontroit, que son Maistre fût contraint de luy attacher un baston au col, affin que chacun s’en donnast garde. Luy cependant s’alla imaginer que ce baston luy estoit comme une marque d’honneur, et une recompense deuë à sa vertu. Ce qui fit que par un excez de vanité, il commenca de mépriser tous ses compagnons. Mais parmy eux il y en eust un, que son âge et sa gravité rendoient venerable, qui pour luy faire rabattre de son orgueil, « Mon amy », luy dit-il, « ne croy point que ce baston soit honorable pour toy : prends-le donc plustost pour une marque de ton infamie ».

Discours sur la nonantiesme Fable.

Tout ainsi que dans le commerce de ceste vie, l’on repute bien souvent à honte ce qui est loüable de sa nature, comme la devotion ; ou ce qui est indifferent à la loüange et au blâme, comme la pauvreté ; De mesme attribuë-t’on à gloire ce qui est blâmable de soy, comme la quantité des duels, ou la corruption des filles, et des femmes, que nous appellons bonnes fortunes ; ou ce qui est indifferent, comme les charges, et les richesses. Car les hommes, au lieu de ne s’appliquer qu’à la juste loüange qui est deuë à l’action de mediocrité, pource que la Vertu ne consiste qu’en elle seule, ont outre passé le poinct du milieu, et sont venus à loüer l’extrême, non pas celuy qui demeure au deçà de la mediocrité, mais cét autre, qui s’estend au delà de ses limites. Ce défaut procede du seul déreglement de nôtre desir, qui se porte tous-jours au trop, et condamne absolument le trop peu. C’est pour cela mesme que nous avons accoustumé de dire du bien, non seulement du Vaillant, mais aussi du Prodigue, au lieu que nous dédaignons l’Avaricieux et le Poltron. Ainsi loüons-nous dans les compagnies un homme de belle humeur, ou, si vous voulez, qui est Facecieux et Bouffon, ne jugeant pas au contraire qu’il faille souffrir un Melancholique, ou un Estourdy. De là s’est ensuivy que les premiers hommes d’entre les Sages ayant condamné ce qui leur sembloit mauvais, et tous d’un commun accord approuvé le bien, c’est à dire la mediocrité, nous les avons outre-passez à force de les vouloir imiter. Car nous avons fait consister la loüange en l’excez, et non pas en la justesse, appellant loüable ce qui ne l’est nullement, et qui tient beaucoup moins de la Vertu que du Vice. Conformément à cela les premiers Instituteurs de la Noblesse Françoise estoient bien de l’opinion d’Aristote et des Romains, quand ils mettoient la vraye vaillance à se hazarder à tous les perils où nostre profession nous appelle : mais ils croyoient que ces dangers estoient seulement reglez par le commandement du Prince et du General d’Armée ; c’est à dire, qu’il ne falloit hazarder sa vie qu’à la guerre, pour la deffence de sa Patrie, et pour le service de son Roy. Or par succession de temps, les querelles venant à naistre dans les Armées, à cause du commandement, et du contraste de la loüange, l’on mit le haut poinct d’honneur à les decider publiquement, de peur de les rendre perpetuelles, et de les faire passer jusqu’aux enfants et aux freres. Mais les Gentils-hommes s’imaginerent depuis qu’il y auroit plus d’honneur à gaigner pour eux, s’ils introduisoient la coustume de combattre au desceu de tout le monde, et de n’avoir que des arbres et des rochers pour témoins de leur action ; soit que la vaillance leur semblast trop aisée, quand elle avoit des Spectateurs, soit qu’ils voulussent agrandir le peril par la transgression de la Loy, qui les rendoit sujets au supplice. Or comme en l’ancienne decision des inimitiez, on ne faisoit point de duels, que pour des causes tres justes, à sçavoir pour l’honneur d’une Femme, d’une Maistresse, d’un Pere, d’une Sœur, d’un Fils, et pour le sien propre. Ainsi en ce nouvel establissement de Combats, qui se font aujourd’huy sur le pré à la dérobée et au desceu d’un châcun, l’on a pris indifferemment toute sorte de sujets, justes et injustes, petits et grands, considerables et frivoles. Tout cela est passé en mesme Loy de combattre : l’on a voulu rendre toutes ces disputes également mortelles ; Et quiconque a plus fait de duels sur une mine, et sur un demy mot, c’est celuy-là qui encherit sur la vaillance, et a qui l’on donne de hautes loüanges, bien que toutesfois elles ne soient ny justes ny legitimes. Voylà comment on s’est mis à tirer vanité du crime, et à faire passer pour belles et loüables des actions sanguinaires et forcenées. En un mot, plus un homme en a fait mourir d’autres, et plus on l’estime digne de vivre, comme si les vrais effects du courage ne consistoient qu’à imiter la cruauté des Ours et des Tygres, et à s’entre-tuër inhumainement sur une simple imagination, et pour la moindre picoterie. Et toutesfois, ô déplorable effect de nostre foiblesse ! si ces choses nous arrivent à nous-mesmes, nous faisons gloire du souvenir de nos exploicts, comme le Chien que nous represente Esope en ceste Fable, qui se glorifioit du baston qu’on luy avoit attaché au col, pource qu’il estoit hargneux.