FABLE LXXXIX.
De la Grenoüille, et du Renard.
La Grenoüille sortie de son Marescage, s’en alla dans les forests, où devant les bestes sauvages, elle voulut faire profession de Medecine, se vantant qu’Hippocrate et Galien n’en sçavoient pas davantage qu’elle. Les autres bestes la creurent d’abord, horsmis le Renard, qui se mocquant d’elle ; « Comment se peut-il faire », dit-il, « que cette Villaine qui a la bouche si pasle et si livide, sçache des remedes aux maladies ? Si cela est, pourquoy ne se guerit-elle ? » En effet, ce trait de raillerie que luy donna le Renard, ne fut pas mauvais : car la Grenoüille a les lévres de couleur bleüe, et toutes flestries.
Discours sur la huictante-neufviesme Fable.
Ceste Fable ressemble aucunement à la precedente, en l’explication de son sens moral. Car la Grenoüille y est mocquée par le Renard, de ce qu’elle s’attribuë une gloire qui ne luy est aucunement deuë, et veut passer parmy les autres bestes pour tres-sçavante en la Medecine. Tellement que je pourrois m’exercer en ceste application, à blasmer encore une fois les personnes qui se veulent debiter pour ce qu’elles ne sont pas. Mais je me contente d’en avoir touché quelque chose cy dessus, et prenant l’affaire par un autre biais, il me suffit de m’arrester à la response du Renard, qui conseille à la Grenoüille de se guerir elle-mesme de la déformité de ses lévres pasles et livides. Surquoy je veux dire, qu’encore que toute sorte de feincte soit odieuse, quand on se veut faire croire plus excellent que l’on n’est, celle là toutesfois semble l’estre d’avantage, par qui l’on ne peut couvrir un défaut visible, contre la proprieté mesme où l’on affecte de reüssir. Par exemple, l’on pourroit blâmer à bon droict ceux qui feroient semblant d’avoir la taille belle, et qui neant-moins l’auroient presque toute gastée, ou ceux qui se picqueroient d’estre bien à cheval, et qui n’auroient pas seulement l’assiette ferme, ou ces autres qui s’attribuëroient le don de bien dire, et qui cependant auroient une extrême difficulté à trouver les paroles. C’est de telles gents que la Cour est tellement pleine aujourd’huy, qu’on ne void autre chose dans les compagnies ; jusques là mesme que les plus honnestes hommes encourent ce blâme, et n’en sont non plus exempts que les autres. Car ils s’estudient à persuader qu’ils ont une bonne qualité, quoy qu’en effect ils se trouvent dans le contraire défaut, et que d’ailleurs ils ne manquent pas d’excellentes conditions pour se rendre signalez. Ce qui ne peut proceder que d’une trop ardente inclination à la gloire, qu’ils ne croyent pas avoir acquise suffisamment, s’ils ne la possedent universelle. Estans donc asseurez de la meriter par les autres qualitez de leur personne, ils la pretendent injustement par celle cy, et couvrent leur foiblesse d’une feinte, afin de se rendre de tout poinct considerables. Mais tant s’en faut qu’ils arrivent au but où ils aspirent, qu’au contraire ils perdent la gloire qui leur est deuë, et ternissent le demeurant de leurs bonnes qualitez par ceste presomption extravagante. Il vaut donc bien mieux avoir des affections plus moderées, et ne corrompre pas son estime propre, pour la desirer plus grande. Car ce que plusieurs appellent gloire, n’est pas une chose si precieuse, ny si exquise, qu’on doive dire un mensonge pour l’acquerir. C’est donner trop de prise à une vanité, que de joüer un faux personnage pour elle : C’est tout ce que les Vertueux feroient pour la possession d’un bien plus solide, et plus convenable à leur humeur. Aussi, sans mentir, ceste ardente soif que nous avons des loüanges, s’augmentent à mesure qu’on nous les donne ; D’ailleurs, ce qu’il y a de pire, c’est que pour les acquerir, le déguisement de nostre personne nous couste des complaisances et des contrainctes dignes de pitié.