(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXXVIII. De l’Asne vestu de la peau du Lion. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXXVIII. De l’Asne vestu de la peau du Lion. »

FABLE LXXXVIII.

De l’Asne vestu de la peau du Lion.

L’Asne s’estant égaré dans une forest, y rencontra fortuitement la peau d’un Lion. Il s’en revêtit à l’heure mesme, puis s’en retourna à sa pâture ordinaire, donnant l’alarme à toutes les autres bestes, qui s’enfuyoient loing de luy. Cependant, le Maistre qui l’avoit perdu, le cherchoit de tous côtez, et fut bien estonné de voir qu’ainsi déguisé qu’il estoit : il accourut droict à luy, et mesme qu’il se mit à braire, voulant possible imiter le rugissement du Lion. Alors le prenant par les oreilles, qu’il n’avoit point cachées : « Asne mon amy », luy dit-il, « trompe, si tu peux, qui bon te semblera : pour moy je te cognois trop bien pour estre deçeu ».

Discours sur la huictante-huictiesme Fable.

En vain pour estre paré de la glorieuse dépoüille du Lion, tu penses épouvanter les autres bestes ; ô stupide animal d’Arcadie : ta feinte n’est pas assez adroitte ; tes longues oreilles te trahissent, et ceste affreuse peau qui te couvre, ne peut aucunement te faire perdre ta lascheté naturelle. Il en prend de mesme qu’à toy à tous ces Presomptueux, qui entreprennent de se déguiser, et de passer long-temps pour plus éminents en fortune et en Vertu, qu’ils ne sont effectivement. C’est ainsi que parmy les nouveaux Docteurs il s’en trouve plusieurs qui se targuent à tort d’un bonnet et d’une robbe dans une chaire, et renforcent inutilement le ton de leur voix, pour paroistre plus éloquens devant ceux qui les écoutent ; Mais s’il n’y a quelque chose en eux plus considerable que leur belle monstre, et si le sçavoir ne respond à l’apparence, les pauvres gens s’abusent bien fort : quelques sçavans qu’ils se fassent, il est aisé de connoistre qu’il y a du vuide dans leur teste, où des oreilles d’Asne paroissent visiblement. Les Fanfarons tout de mesme, ont beau porter leurs longues espées, faire les Rodomonts dans les ruës, morguer les uns et les autres, alonger leurs pas, et affermir leur contenance, s’ils n’ont autant de cœur que de mine ils ne tiennent rien. On les descouvre aussi tost ; et n’est point d’homme de courage qui n’ait pitié de leur valeur pretenduë. Les Pauvres qui font les Riches, les Roturiers qui se disent Nobles, et les insolents qui veulent passer pour discrets, courent la mesme fortune que ceux-cy : leur artifice peut quelquefois surprendre l’esprit, mais il est impossible qu’on ne le descouvre bien tost aprés. Le seul Hypocrite, qui cache la malice et l’impieté sous le voile d’une fausse devotion, est capable de tenir les personnes plus long temps abusées, à cause que l’exercice de la Vertu n’est pas sujet à la censure des hommes, mais à celle de Dieu : Son espreuve se fait au Ciel, et non pas en terre. Nous ne pouvons point juger s’il reçoit des consolations interieures, ou s’il a de grands ressentiments de charité ; car c’est un ouvrage du cœur, et non des actions. Toutesfois il arrive par la permission de Dieu, que l’on découvre à la fin telles impostures. Cela s’est remarqué manifestement en la vie de Jeanne de la Croix, qui tint l’Espagne comme enchantée durant une longue suitte d’années ; jusques là que l’Empereur Charles V. luy communiquoit ses plus importantes entreprises, et les recommandoit aux prieres de Celle qu’il jugeoit Saincte, et qui estoit en effect une Pecheresse tres-infame. La mesme chose arriva, mais plus effroyablement, en la personne de ce fameux Docteur, que toute l’Université de Paris reputoit pour sainct personnage, et qui toutesfois, Dieu le permettant ainsi, se leva du cercueil par trois fois, pour publier sa condemnation, et des-abuser luy-mesme les hommes de l’opinion qu’ils avoient de sa saincteté.