FABLE LXXXVI.
De la Tortuë, et de l’Aigle.
La Tortuë ennuyée de ramper sur terre, commença de promettre monts et merveilles à quiconque la voudroit porter au Ciel. L’Aigle l’y esleva donc, et luy demanda recompense. Mais voyant qu’elle n’avoit point dequoy payer, elle luy enfonça ses serres si avant, que la miserable en mourut. Et ainsi elle laissa la vie auprés des Astres, qu’elle avoit si fort desiré de voir.
Discours sur la huictante-sixiesme Fable.
Ceste ambition extravagante de la Tortuë, nous apprend à ne vouloir pas outre-passer de beaucoup nostre condition, si nous ne sommes en mesme temps resolus à une honteuse cheute. L’exemple et la raison sont en cela joincts ensemble. Car les hommes peuvent déchoir de leur fortune▶, ou par leur propre faute, ou par l’envie, et la malignité d’autruy, ou par le seul malheur de leur vie. Or toutes ces trois raisons s’accommodent à la ruyne des nouveaux Eslevez. Premierement, ils y peuvent contribuër par leur propre faute, veu le peu d’experience qu’ils ont de la grandeur, à cause que leur nourriture a esté prise au milieu de la bassesse. Pour ce qui est de l’envie, il faut qu’ils l’essuyent tout à fait, et qu’ils endurent des choses, qui sont, à n’en point mentir, fâcheuses à supporter. Dequoy sont cause en partie les animositez qu’ils suscitent à l’encontre d’eux, estant bien plus ordinaire aux hommes de murmurer contre ceux qui changent de condition, que contre les autres, d’autant que c’est un effect moins commun, et qu’ayant eu plus d’égaux en leur premiere bassesse, ils ont par consequent plus d’Envieux, puis que selon Aristote, l’envie est entre les semblables. Il y a encore une seconde raison, pour laquelle les Petits, nouvellement appellez à la grandeur, se font plus hayr que les autres, à qui elle eschet par droict de naissance. C’est qu’au commencement de leur prosperité ils sont tellement enyvrez, et esblouys de cét éclat, qu’ils s’y comportent avec insolence, et ne croyent pas faire bien à propos les grands Seigneurs, s’ils ne mesprisent apparemment leurs Inferieurs. Ce qui donne tant de creve-cœur à ceux qui estoient naguere leurs Esgaux, qu’ils se destinent pour jamais à leur rendre de mauvais offices, et se réjouyssent de leur recheute, comme s’il leur estoit arrivé quelque faveur extraordinaire. Voila comme quoy les personnes, qui d’une basse condition parviennent à une haute ◀fortune▶, sont fort sujettes à tomber, ou par leur faute, ou par les embusches de leurs Envieux. Quant à la troisiesme cause de leur achoppement, elle leur est, sans comparaison, beaucoup plus commune qu’aux hommes de condition, veu qu’il est presque asseuré, qu’apres un bonheur extrême, il arrive une disgrace infaillible. Aussi est ce pour cela que l’on appelle fort à propos telle espece de calamité un revers de medaille, comme s’il estoit aussi necessaire à toute prosperité d’estre sujette au changement, comme à une medaille d’avoir son revers ; au lieu qu’une personne qui est éminente en qualité, n’en a pas l’obligation à la ◀fortune, mais à sa naissance, et qu’ainsi elle n’en doit point craindre la cheute avecque tant de raison. Cela suffira donc pour prouver que le changement de condition est plein d’un peril extraordinaire, et par consequent qu’il ne faut pas estre si ardent à s’eslever au delà de sa naissance, de peur que tombant de trop haut, on ne s’écrase comme la Tortuë ; joinct qu’il arrive souvent, que les Grands qui nous ont avancez, deviennent eux-mesmes nos persecuteurs. Car soit que nous soyons coûpables, ou qu’ils ayent conçeu quelque fausse opinion de nous, tant y a qu’ils se plaisent quelquesfois à destruire leur propre ouvrage.