(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXXIV. D’un Laboureur et de ses Enfants. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXXIV. D’un Laboureur et de ses Enfants. »

FABLE LXXXIV.

D’un Laboureur et de ses Enfants.

Un Laboureur avoit plusieurs enfants, qui ne pouvoient aucunement s’accorder ensemble, et ne tenoient conte des remonstrances de leur Pere. Ce qui fut cause qu’un jour qu’ils estoient de repos en la maison, ce bon homme commanda tout haut qu’on luy apportast un faisceau de verges. Alors s’addressant à ses enfants, il leur commanda qu’ils eussent à rompre le faisceau entier ; Ce qu’ils essayerent de toute leur force, mais ils ne le peurent faire. Il voulut donc qu’ils le desliassent, et que chacun prît sa part affin de la rompre ; dequoy ils vindrent à bout aisément. Leur ayant en mesme temps imposé silence ; « Mes chers enfants », leur dit-il, « tant que vous serez ainsi unis de volontez et d’affections, vous ne pourrez estre vaincus de vos ennemis ; Comme au contraire, si vous fomentez entre vous des inimitiez et des divisions, quiconque entreprendra de vous perdre, le fera facilement ».

Discours sur la huictante-quatriesme Fable.

Ce qu’Esope a judicieusement inventé du Laboureur, nous l’avons desja dit cy dessus en la personne d’un Roy de Scythie, nommé Silurus, qui appella ses enfans à l’article de la mort, et leur fit faire la mesme experience, qui est contenuë dans le discours de ceste Fable. Cela nous aprend, que plus nos forces sont unies, moins elles sont faciles à vaincre, comme nous l’avons prouvé plusieurs fois par l’exemple des Estats et des Monarchies. Ce qui est tellement vray dans les actions moralles, qu’il passe aussi jusques dans les Physiques : tesmoin ce fameux axiome des Philosophes naturels, « Que toute vertu est plus forte quand elle est unie », que lors qu’elle est dispersée. Je ne m’arresteray pas à faire une induction des corps mixtes, et des Elemens, pour prouver cette verité. C’est à faire à un autre genre d’écrire que celuy cy. Je parcourray seulement les grands Estats, pour faire veoir combien la discorde leur a esté dommageable. Pour commencer donc par celuy des Perses, n’est il pas vray que la ruine de ce grand Empire a pris naissance des desseins de Cyrus avecque son frere, et que les noises de la Reine Parisatis l’ont acheminée ? Les Grecs ne perdirent ils point leur liberté par le moyen de leurs divisions intestines ? Les Romains ne virent-ils pas l’estat de leur Republique changé par les inimitiez de Cesar et de Pompée ? L’Empire estant depuis estably, ne s’exposerent ils point à une infinité de maux, qui procederent de leurs discordes particulieres ? Tesmoin la revolte de Vindex contre Neron ; tesmoin la guerre qu’Othon fit à Vitellius, et celle d’Auguste contre Antoine, sans y comprendre plusieurs autres calamitez publiques, dont ils n’eurent pas le moyen de s’exempter. Que si l’on m’objette qu’aprés ces désolations l’Empire ne laissa pas de se rétablir, tousjours faudra-t’il avoüer que ce fut autant de mal enduré, et que la visible décadance de la Monarchie vint du partage d’Orient et d’Occident. Ce fut par cette division d’interests que les Gots commencerent à s’enorgueillir, et qu’ils s’enflerent au delà de leurs bornes sur les vieilles terres de l’Empire. Or les Gots mesmes se dissiperent par leurs propres inimitiez, du temps de Genseric et de Gilimer, apres lesquels ravagerent inhumainement l’Europe et l’Afrique les audacieux Sarrasins, que la ligue des Zegris contre les Abencerrages chassa de Grenade, et de toutes les Espagnes ; que la revolte des Xerifs incommoda dans la Mauritanie, que les partialités chasserent de la Palestine, et de l’Asie mineur. Quant à leurs Successeurs qui furent les Othomans, ils prirent pié dans l’Europe par les divisions d’Andronic avecque son Fils, et n’envahirent toute la Grece, la Sclavonie, la Moldavie, la Valachie, et le Peloponese, qu’à la faveur des seditions, et des maudites rancunes de leurs Princes. Que s’il faut passer à nostre âge et à nos contrées, ô que de dangers a couru la France au temps de la derniere ligue ! et combien de mal luy a donné tout nouvellement le party des Factieux, et des Ennemis de leur Patrie ! Certes, il est hors de doute que sans les invincibles Armes de nostre Roy, et sans son extraordinaire bon-heur, elle seroit tous les jours à la veille de se deschirer. Cependant je ne puis m’excuser d’avoir fait plusieurs redictes, en rapportant une partie des Histoires que j’avois déduites cy-devant. Mais il faut accuser Esope de redire aussi les mesmes choses, quoy que sous la representation de Fables differentes. D’ailleurs, il est comme impossible de bien prouver un sujet, sans alleguer quantité d’Histoires, que l’on ne peut ny déguiser, ny diversifier, à la façon des Romans. Il en faut user neantmoins avec modestie, et conserver inviolablement la verité de qui elles reçoivent toute leur grace. Que le Lecteur ne s’ennuye donc pas de ces repetitions, mais qu’il applique à son interest particulier la narration de ces exemples. Car ce que nous avons dit de la destruction des Empires, se peut rapporter à la ruyne des Maisons particulieres, qui sont les Royaumes de ceux qui n’en ont point.