FABLE LXXXIII.
D’un Homme qui avoit deux femmes.
En la belle saison du Printemps, un certain homme eslevé dans les delices, et qui n’estoit ny trop jeune, ny trop vieil, car les cheveux ne commençoient qu’à luy grisonner, épousa deux femmes ; dont l’une estoit assez âgée, et l’autre assez jeune. Comme ils demeuroient tous ensemble dans une mesme maison, la Vieille voulant attirer son mary à l’aymer, luy arrachoit autant de cheveux noirs qu’elle en rencontroit, en luy poüillant tous les jours la teste. Par mesme moyen la jeune, qui n’estoit pas moins soigneuse de son costé de ce qui la regardoit, luy tiroit aussi les blancs ; De sorte qu’à force de continuër, elles luy arracherent si bien le poil, qu’il en devint chauve, et fut mocqué de tout le monde.
Discours sur la huictante-troisiesme Fable.
Esope nous donne, ce me semble, a entendre par cette Fable, qu’il avoit de l’aversion à la Polygamie, c’est à dire au Mariage de plusieurs femmes ensemble. Ce qui a esté de tout temps en usage parmy les nations du Leuant, je ne sçay par quel déreiglement, et par quelle liberté dénaturée. Quant aux peuples qui ont fait une particuliere profession d’estre vertueux, ils se sont tenus pour contens de la possession d’une seule femme legitime, et n’ont souffert tout au plus que le divorce, comme les Grecs et les Romains, chez qui toute sagesse humaine a rencontré le point de sa perfection. Mais le tres juste et tres raisonnable Christianisme, n’a seulement point permis de rompre avecque sa femme, pour en épouser d’autres sa vie durant. Elle veut que ce lien demeure indissoluble jusqu’à la mort, et que ce soit parmy nous l’exemple de sa vraye et durable amitié. Ce qui est, à mon advis, une des choses la mieux instituée dans nostre Eglise, et pour la continence, et pour la vraye succession des heritages. Il nous est donc permis de faire eslection d’une compagne, qui prenne part à nos peines et à nos plaisirs, et qui par sa conversation divertisse les chagrins de nostre vie. Mais il nous la faut choisir judicieusement, et avec les proportions convenables à nostre condition. Car de se trouver bien avant sur le declin de son âge, et appeller auprés de soy une jeune creature qui desdaigne les rides et les cheveux gris, ce n’est pas asseurément le fait d’un homme bien avisé, puis qu’il est presque impossible qu’une telle femme ne se dégouste, et qu’elle ne se console de ses desplaisirs avec une plus agreable compagnie que celle de son mary. Et sans mentir, si les plus retenuës ont bien de la peine à demeurer fidelles aux maris de bonne mine, et qui sont bien à leur gré, quelle apparence y peut-il avoir qu’elles le soient à un vieil tronc, despourveu de vigueur et de toute consolation ? Mais prenons qu’elles ayent une vertu assez heroïque pour resister, ce qui n’est pas du tout impossible en la nature des choses ; de quelque façon qu’on le prenne, c’est tousjours épouser une crainte perpetuelle : c’est attacher au chevet de son lict un eternel resveille-matin : c’est se donner en proye à un Vautour pire que celuy de Promethée. En un mot, c’est achetter des soucis, et chasser pour jamais hors de sa maison la Philosophie et la tranquillité de l’esprit. Pour moy, si j’avois un ennemy septuagenaire, de qui j’eusse reçeu quelque grande offence, et que je manquasse de vertu pour luy pardonner, je puis dire sans mentir, que je ne luy souhaitterois rien de pire qu’une jeune femme. En elle je tirerois raison de mes desplaisirs : en elle je trouverois tous les points de ma satisfaction, et l’évenement me feroit cognoistre qu’elle seule me vengeroit de ses injures par les continuels élancemens de peur, qu’elle donneroit à son fâcheux. Mais je suppose▶ qu’elle vive comme une Vestale, et que le Mary ne soit point jaloux ; tousjours est il travaillé d’une autre espece de douleur, à sçavoir de celle qui se fonde sur l’opinion : car il faudroit vivre en un siecle plus modeste que celuy-cy, ou dans une Republique de Lacedemone, pour n’estre point sujet à la calomnie. Si nous avons une parfaitte asseurance de la chasteté d’une femme, les autres ne sont pas d’humeur à le croire. L’extrême inégalité des deux partis paroist clairement aux yeux du monde ; mais ce que la femme a d’honneur et de fidelité, n’est pas tellement en son jour, qu’il ne s’y remarque de l’ombrage. Les beautez du corps éclattent bien, mais les vertus de son ame demeurent cachées. D’ailleurs, sa grande jeunesse opposée aux vieilles années de son Mary, entretient l’opinion de tout le monde, qui n’en peut avoir que de sinistres soupçons, à bien considerer la difference de leurs deux âges. Que s’il faut aller plus avant, et donner à la satisfaction des vielles gents, qu’ils ne soient ny trompez de leurs femmes, ny jaloux d’elles, ny mocquez du monde, tout cela n’empesche pas qu’il n’y ait d’autres raisons qui les peuvent rendre malheureux. Car, ou ils aiment leurs femmes, ou ils ne les aiment point aprés le mariage. S’ils ne les ayment point, à quoy leur a servi pour la tranquillité de la vie, de s’estre associez avec elles ? Quel divertissement peut donner à leurs vieux jours une personne qui ne leur est point agreable ? Comment seront consolez leurs chagrins ? Comment se rendront ils supportable leur solitude ? N’ont-ils pas assez d’objets fâcheux, sans y attirer encore celuy là ? Pourquoy feront-ils manger leur bien à une ennemie ? Car il est à croire que s’ils ne l’aiment point dés le commencement du Mariage, cette froideur se tournera sans doute avecque le temps en une haine mortelle. Comme au contraire, s’ils l’aiment autant ou plus qu’avant la Nopce, ô la honteuse condition d’un pauvre homme ! ô exercice indigne de la sagesse que doivent avoir telles gents ! N’est-ce pas une belle chose à voir, qu’un Vieillard assotté prés d’un enfant, ou si vous voulez, qu’un homme qui devroit donner des Loix aux Republiques, en reçoive d’une petite Niaise, qui ne sçaura pas seulement conter son âge ? Le vieil Scipion n’avoit-il pas bonne grace d’épouser une jeune Chambriere, luy qui avoit fait tant d’excellentes actions ? Aristote ne faisoit-il pas une œuvre digne d’un Philosophe, quand il sacrifioit à la Courtisane Hermie, et se rendoit idolâtre d’une personne que des Crocheteurs avoient paravanture possedée ? Y a-t’il rien si extravagant que de pouvoir estre grand Pere d’une fille, et de luy rendre cependant les soins et les respects que l’amour exige de nous ? Certes on a bien raison de dire :
et par là mesme on peut conclure aussi, que l’Amour est incompatible avec la Vieillesse, puis qu’elle est tout à fait monstrueuse, si elle n’a le visage majestueux, et la contenance grave. Que cela ne soit, considerez un peu, je vous prie, avec quelle bien-seance un homme avancé en âge se peut reduire à complaire et à cajoler ? Avec quelle grace peut-il mentir et souspirer devant la Beauté qu’il veut servir ? N’est-il point temps que le nom de Serviteur ou de Maistresse luy soit aussi odieux qu’il est agreable aux jeunes gens ? Quand jouyra t’il de la liberté, si ce n’est en ses dernieres années ? Espere-t’il eterniser son nom dans la tombe par la reputation d’estre Serf ? Veut-il que les livres parlent de luy, tout de mesme que d’un homme bien fort passionné, et comme disoit Monsieur de Malherbe ;
A cela l’on m’objectera l’exemple de plusieurs grands personnages, qui ont esté amoureux sur leurs vieux jours, et sujets à ceste passion déreiglée, autant que la foiblesse de leur âge l’a pû souffrir. Mais ce n’est pas excuser un Vice, que d’alleguer les Vicieux, ny parler advantageusement d’un poison, que de nommer les personnes qui en sont mortes. Je veux dire par là, que puis-qu’il est vray que tant d’excellens hommes ont fait l’Amour sur le declin de leur âge, et que cette dangereuse passion les a perdus à la fin, il faut inferer de necessité qu’elle est estrangement violente, et juger comme cela pour nostre regard ; Que si des gents si habiles en ont senti les atteintes à leur dommage, à plus forte raison nous en devons-nous deffendre, veu les ruines qu’elle pourroit faire à nostre esprit. De plus, remettons-nous en memoire l’advis que nous donne à ce propos la Saincte Escriture, à sçavoir, ◀supposé, une femme qui leur soit fidele, ils peuvent bien l’attribuer à la seule Vertu, mais non pas à son amour, puis qu’ils sont incapables d’en donner. Je laisse à part les dépenses qu’il leur faut faire, pour reparer le défaut des caresses ; Je ne parlé non plus des chagrins ny des divisions, et passe sous silence une infinité d’autres choses, pour venir à reprendre par un autre biais les mariages contractez entre differentes personnes, et à divertir les jeunes gents à leur tour, de rechercher des femmes âgées. Pour cét effet, ils se doivent proposer les malheurs que j’ay des jà representez, et croire qu’ils les communiqueront tous à la personne qu’ils ont dessein d’espouser ; action d’autant plus odieuse, que c’est une chose contre Nature, de rendre infortunez ceux avec qui nous voulons passer le demeurant de nostre âge. D’ailleurs, je leur demanderay s’ils entreprennent ce mariage, ou par amour, ou par consideration. A quoy, sans doute, ils me respondront, que c’est par consideration, n’étant pas croyable que l’on puisse avoir beaucoup d’amour pour une personne entierement éloignée de nos conditions, et de nos appetits. Que si ceste discordance se peut rencontrer dans les amitiez, du moins ne se peut-elle pas trouver dans l’amour voluptueuse, qui n’a pour object que la jouyssance, et ne s’enflamme que par la beauté. Toute l’excuse qui reste doncques à telles gents, s’ils veulent parler veritablement, c’est de dire, que le soing de leur fortune les y conduit, que la volonté de leurs parents l’exige, que la necessité les y pousse, que l’alliance, la commodité, et telles autres raisons les convient à le faire. Mais quelle consideration y a-t’il assez puissante dans le monde, pour nous faire resoudre à espouser un corps imparfaict et dégoustant, qui affadit nos plaisirs, et choque nostre inclination ? D’ailleurs, quelle peine ne nous donnera point une telle femme, par des soupçons tous-jours violents, et la pluspart du temps legitimes ? Comment pourrons-nous souffrir son chagrin, son avarice, et sa jalousie ? Asseurément nous n’oserions regarder une autre personne, sans qu’elle se persuade à l’instant qu’il y a du dessein. Nous n’oserions assister un amy, ny recompenser un serviteur, sans qu’elle croye que c’est de son bien. Nous n’oserions rire, sans qu’elle s’imagine d’en estre la cause. N’est-ce pas cherement achepter l’usufruict d’un peu de bien ? N’est-ce pas estre le principal et le pire ennemy de son repos ? Mais ayant assez parlé des Mariages mal assortis, au moins pour ce qui regarde l’âge, il me suffira d’en avoir dit mon advis, laissant à part quant au reste, l’inégalité des conditions, et toutes les autres differences, qui ont accoûtumé de rendre monstrueuse ceste union. Passons maintenant à la Fable suivante.
. Cela estant, ô la glorieuse action que d’épouser une femme qu’on aime passionnément ! ô la grande conqueste que fait un foible Amoureux ! ô la belle occupation pour un Vieillard ! Certes s’il y a de la honte à cela, comme il n’en faut point douter, je treuve pour moy qu’il n’y a pas moins de danger d’un autre costé. La raison en est fondée sur ce que les Vieillards ne sçauroient avoir beaucoup d’amour, sans faire beaucoup d’excez, ny sans joüer de leur reste en des actions pleines d’effort, y employant ce peu de vigueur naturelle qui leur reste. Or est-il que tels efforts leur sont des pertes irreparables, et qu’ils peuvent appeller d’extrêmes débauches les moindres approches d’une femme. Il leur est donc fort difficile de se bien porter en les faisant, et mesme impossible de vivre long-temps. Mais pour ne faire ressembler mon discours à quelque regime de Medecin, je viens à une raison plus delicate pour prouver la misere des hommes âgez, quand ils se rendent amoureux de telles femmes. Ceux qui se picquent d’estre sçavants en amour, mettent la meilleure partie de la felicité d’un Amant, à donner du plaisir à la chose aymée. Ce que les Vieillards n’étans pas capables de faire, il s’ensuit que la plus sensible douceur d’amour leur est absolument ostée. Aussi n’en ont-ils que les espines, qui sont les soins, les doutes, les tristesses, les refus, les querelles, les repentirs, et les plainctes. Que s’il ne tient qu’à monstrer comme quoy l’esperance de contenter ce qu’ils ayment leur est entierement retranchée, cela ne sera pas difficile, ce me semble ; Car avec ce que leur humeur froide ne s’accommode pas bien à l’ardeur d’une jeune femme, ils ont d’ailleurs le visage déguisé de rides, le corps catarreux, et l’esprit bizarre pour l’ordinaire. Que si d’avanture ils rencontrent, comme j’ay