(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXXII. D’un Enfant, et de sa Mere. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXXII. D’un Enfant, et de sa Mere. »

FABLE LXXXII.

D’un Enfant, et de sa Mere.

Un Enfant qui alloit à l’Écolle, déroba un Livre à son Compagnon, et le mit entre les mains de sa Mere, qui le prit volontiers sans le châtier. Une autre fois il en fit de mesme de la robe de son Compagnon, qu’il prit pareillement, et la porta derechef à sa Mere, a qui ce larcin fût encore plus agreable que le premier. Cependant, comme il n’y avoit personne qui le châtiast, ce maudit vice s’augmentoit en luy, à mesure qu’il croissoit en âge. A la fin la chose alla si avant, qu’il tomba entre les mains de la Justice : On luy fit donc son procez, et sa déposition ouye, il fut condamné à la mort. Comme on le menoit au gibet, ayant pris garde à sa Mere, qui faisoit d’estranges plaintes en le suivant, il pria les Officiers de la Justice, qu’il luy fût permis, de luy dire un mot à l’oreille ; Ce qu’on luy accorda facilement. Voila donc qu’en mesme temps, comme s’il eust voulu découvrir quelque secret à sa Mere, il approcha sa bouche de son oreille, qu’il luy arracha tout à coup à belles dents. Elle fit à l’instant un grand cry, pour l’extrême douleur qu’elle sentit, ce qui fût cause, que ceux qui menoient le larron au supplice l’ayant voulu blâmer, non seulement de ses voleries, mais aussi de sa cruauté envers sa Mere ; « Messieurs », leur dit-il, « ne vous estonnez point si j’ay arraché l’oreille à celle qui m’a mis au monde, puis qu’elle est cause que l’on m’en oste aujourd’huy ; car si elle m’eust bien châtié la premiere fois que je luy apportay le livre que j’avois dérobé à mon Compagnon, cela m’eust donné de la crainte, et m’eust empesché de commettre aucun larcin à l’advenir : de maniere que je ne serois point mené maintenant à une mort si honteuse ».

Discours sur la huictante-deuxiesme Fable.

La Mere d’un Lacedemonien auroit eu bonne grace de conniver au larcin de son Enfant, puis qu’il estoit permis à ceux de ceste nation de prendre le bien d’autruy, et qu’ils s’exerçoient à cela dés leur enfance. Car ils faisoient à l’envy à qui gaigneroit le prix en ce dangereux mestier, que Promethée et Mercure ont les premiers inventé, s’il faut croire à ce qu’en disent les Poëtes. Mais quant aux autres Republiques, elles punissoient à toute rigueur telle maniere de crimes, et ne souffroient point que personne s’enrichist par ses voleries. Cela n’empesche pas toutesfois, qu’il n’y ait encore aujourd’huy quantité de larrons, qui s’accommodent injustement de la dépoüille d’autruy, et qui prennent plus de formes que Prothée, pour voler avec impunité les Innocents, les Orphelins, et les Veufves. Comme tout le monde est plein de ceste engeance maudite, il regorge aussi de larcins, et de choses illegitimement acquises. Car pour commencer par les Souverainetez, l’on tient qu’elles viennent toutes d’usurpations, colorées de ce beau nom de Conqueste. En effet, quelques gents de conscience que soient les grands Princes, il faut necessairement qu’ils soient issus d’un Usurpateur ; ou, si vous voulez, d’un injuste Conquerant, puis que la Loy de Nature n’a point donné d’avantage à l’un, plustost qu’à l’autre. Quant aux gents de Guerre et de Marine, ils ne subsistent presque tous que par les pilleries. L’on en peut dire de mesme des hommes d’affaires, parmy lesquels je veux croire qu’il y en a plusieurs d’incorruptibles en leur profession : mais il faut aussi que l’on m’advouë qu’il ne s’en trouve que trop, qui se servent d’un specieux pretexte de Justice et de Pieté, pour mieux authoriser leur voleries et leurs usures. Bref, il est presque asseuré, qu’aussi-tost qu’un homme a fait un excessif amas de richesses, la mauvaise conscience y a plus eu de part que la bonne. Et toutesfois l’on ne punit souvent pour servir d’exemple, que les miserables, qui ont volé de petites sommes, et qui trouveroient possible de la seureté à leur crime, s’ils en avoient dérobé de grandes, à cause de la déference que chacun rend aux richesses, et de la pitoyable corruption du siecle. Que s’il est question de venir à la source de ce mal, l’on cognoistra que tels Voleurs, sur qui la justice des hommes s’exerce, ne tombent d’ordinaire en ceste disgrace, que pour n’avoir esté bien repris en leur Enfance, comme le remarque fort à propos nostre sage Phrygien. Car si les Meres faisoient conçevoir de bonne heure une horreur du Vice à leurs Enfants, il est hors de doute qu’on ne les verroit jamais reduits à ceste honteuse fin. Mais on leur laisse former insensiblement ceste vicieuse habitude, dés leur plus tendre jeunesse, lors qu’ils sont encore exempts de l’apprehension des Loix. Ce n’est doncques pas merveille, si elle s’augmente peu à peu avecque leur âge, et si elle se trouve presque invincible quand ils sont devenus grands : car c’est alors que l’horreur du supplice n’est pas assez forte contre leur meschante inclination, qui s’est presque tournée en la moitié de leur nature. Cependant, Dieu sçait avec quelle rage ils maudissent la negligence de leurs parents, qui de leur costé sentent une peine insupportable en leur ame, et se repentent tout de bon, ou d’auoir donné l’estre à ces miserables, ou de les avoir si dépourveus de conduitte et de bonne nourriture. Mais je m’arreste plus qu’il ne faut à la moralité de ceste Fable, qui parle de soy-mesme trop clairement, pour avoir besoin d’estre commentée. D’ailleurs, n’ayant à escrire que pour les Vertueux, ou pour ceux qui ont de la disposition à le devenir, il semble qu’ils ne doivent point prendre part à la reprehension que je fais contre un peché si ravallé, et si loin des infirmitez d’un honneste homme.