(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXX. De la Mouche. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXX. De la Mouche. »

FABLE LXXX.

De la Mouche.

Vne Mouche tomba dans une marmite pleine de chair, et voyant que le broüet l’estouffoit ; « Voila que c’est », dit-elle à part soy, « j’ay tant beu et tant mangé, et me suis si bien plongée dans le pot, que je meurs saoule de potage ».

Discours sur la quatre-vingtiesme Fable.

Je compareray la Mouche de cette Fable aux hommes voluptueux, qui se plongent si avant dans leurs delices, qu’ils y rencontrent leur fin avec celle de leurs insatiables desirs. Car il est bien mal aisé de s’accoustumer à une vie molle et faineante, de ne refuser rien à ses sens, et de vivre pour la seule satisfaction de son corps, sans trouver sa fin avant l’âge. Quelqu’un de ces Voluptueux peut bien dire avec ce foible animal ; « Voicy j’ay tant beu, j’ay tant mangé, je me suis tant lavé que je meurs saoul de ce broüet ». Il est vray que je voudrois oster pour eux cette parolle de saoul ; car tels Epicuriens, comme dit le Poëte Reignier apres Juvenal, se peuvent bien lasser de leurs voluptés, mais ils ne s’en saoulent jamais. Car en mesme temps que la nature leur refuse la jouyssance de leurs brutales delices, la coustume leur en augmente le desir. De cette façon, semblables à Tantale, ils béent incessamment aprés la possession de leurs Maistresses, et ne peuvent toutesfois accomplir les actions qu’elles leur permettent, peine insupportable à ces miserables, qui par un effet de leur imagination blessée, entretiennent dans le cœur un brasier ardant, et tout le demeurant de la personne de glace. Ainsi passa ses vieux jours le grand Tamberlan, oublieux des belles actions qu’il avoit faites, et tellement perdu apres ses infames desirs, qu’il découploit par trouppes de jeunes gents de sa Cour, sur un tas de filles abandonnées, pour repaistre ses yeux de ce brutal spectacle, au defaut d’y prendre part, comme les autres. O la belle et honnorable fin d’un si grand homme ! O mort bien digne de la vie de Tamberlan ! Il ne pensoit qu’à prolonger ceste derniere heure dans les débauches, au lieu que les Vertueux l’attendent impatiemment, pource qu’elle leur doibt estre une entrée à des felicitez perdurables. Aussi n’ont-ils pas une vieillesse travaillée de remords, ny de convoitises debordées. Ils ne meurent point comme ceste mouche ensevelis dans le broüet, c’est à dire dans les voluptez charnelles. Leur fin, comme toute pure et celeste, ne tient rien des songes et des chimeres de ceste vie. Ils ont les yeux eslevez au Ciel, où s’addressent toutes leurs pensées. C’est là qu’ils aspirent seulement, comme à leur future patrie, se développant avec allegresse des fausses voluptez de la terre, où il n’y a que du dégoust, et de la revolution.