(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXVIII. Du Berger, et du Loup . »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXVIII. Du Berger, et du Loup . »

FABLE LXXVIII.

Du Berger, et du Loup 1.

Un petit Berger faisant paistre ses Brebis sur une coline, s’estoit mocqué trois ou quatre fois des autres Bergers2 d’alentour, qu’il appelloit à son ayde, en criant au Loup. Mais quand ce fut tout de bon qu’il en implora le secours, ils le luy dénierent, le laissant crier tout à son aise : Tellement que sa Brebis fut la proye du Loup.

Discours sur la septante-huictiesme Fable.

A force de mentir ce petit Berger se rend indigne de foy, quand il crie tout de bon, et comme cela il perd une de ses brebis ; ordinaire advanture de ceux qui mentent, ausquels on n’ajouste point de creance, encore qu’ils disent vray. Témoin ce Barbier dont Plutarque raconte l’histoire, qui estant tenu dans la Ville d’Athenes pour un homme extrémement causeur et peu veritable, apprit par hazard sur le port de Pirée d’un fugitif qui avoit abordé dans une chalouppe, que l’armée des Atheniens avoit esté entierement défaite. Ce qu’il courut annoncer à la haste dans la ville, avec aussi peu de jugement, que s’il eût apporté la meilleure nouvelle du monde. Dequoy le menu peuple irrité sur la croyance qu’il eût que ce n’estoit qu’un mensonge que cet indiscret vouloit debiter à son ordinaire, on le saisit aussi-tost, et le mena-t’on droit à la place publique, où sur l’apparence qu’il avoit inventé une fourbe si pernicieuse à l’Estat d’Athenes, il fut resolu de l’executer à mort. Mais à mesme temps qu’il devoit perdre la vie, le bon-heur voulut pour luy qu’il vint un bruit sur la place, qui justifia son cacquet, et destourna par mesme moyen et ses bourreaux et ses spectateurs. Car le peuple interessé pour sa perte particuliere, et generalement pour le dommage de tout l’Estat, se dissipa ça et là par les maisons, avec frayeur. Quant au Barbier, il fut laissé plus de quatre heures attaché au potteau, sans que personne songeast à le deslier, jusqu’à ce que sur le soir il survint quelqu’un qui en fit l’office, touché de la compassion qu’il en eut. Il se remarqua pour lors que la premiere parole que dit ce causeur, fut de s’enquerir si le Capitaine General n’avoit pas esté tué sur la place, tant cette maudite demangaison de parler s’estoit emparée de son esprit. Cette Histoire est la veritable Allegorie de cette Fable, puis que par une experience asseurée, elle prouve que c’est oster entierement le credit à ses paroles, que d’en donner souvent de fausses. En quoy, il me semble que pour un vain plaisir de mentir, l’on perd une chose bien precieuse, à sçavoir la Foy ; Action certes d’un tres-mauvais mesnager, et d’un imprudent, puis-qu’il n’y a rien de si commode en tout le commerce de la vie, que de passer pour veritable, autant pour servir ses amis, que pour son interest propre. De là vient aussi qu’Esope n’attribuë cette sottise qu’à un enfant, jugeant indigne un homme, de s’exercer à des mensonges nuisibles, et hors de saison. Que si cela est, combien y a-t’il d’enfans à la Cour, qui vont jusqu’aux cheveux gris, et qui toutesfois font gloire de s’exercer à des niaiseries inutiles, et de berner l’un, de se moquer de l’autre, et d’employer tout leur loisir à des contes si peu profitables, que tout le fruict qu’ils en recueillent n’est autre chose que la perte de leur créance. Il faut donc s’estudier de tout son possible à dire la verité, puis qu’elle est le seul objet de l’entendement, et que c’est oster beaucoup à une si noble faculté, que de la repaistre de mensonges. L’on pourra m’objecter là dessus, que je peche moy-mesme imprudemment contre l’advis que je donne aux autres, en ce que je n’entretiens mon Lecteur que de pures Fables, et que je m’amuse à gloser dessus des choses imaginaires. Mais pleust à Dieu que tous les mensonges du monde fussent aussi solides, et aussi utiles que ceux de ce livre. Ce n’est pas mentir que de dire qu’ils contiennent en eux un thresor de verité, et les plus nobles subjets de la Philosophie Morale. Que si j’estois aussi adroit à les commenter, qu’Esope le fût à les faire, je ne croirois pas qu’il y eût au monde un meilleur ouvrage que celuy-cy. Car il n’est point d’avanture ny de rencontre en nos jours, dont nous ne voyons icy le portrait, pour en profiter à nostre besoin, de quelque profession que nous puissions estre.