FABLE LXXVII.
Du Laboureur, et de la Cigongne.
Le Laboureur tendist aux champs ses filets pour prendre des Gruës et des Oyes sauvages, qui luy mangeoient tous les jours le bled qu’il avoit semé. Il advint donc qu’il prit avec elles une Cigongne, qui se sentant attachée par le pied, pria le Laboureur de la laisser▶ aller, luy remonstrant qu’elle n’estoit ny Gruë ny Oye, mais bien Cigongne, et par consequent le plus debonnaire de tous les autres Oyseaux, qui avoit accoûtumé de servir ses parents pieusement, sans les abandonner jamais en leur vieillesse. Mais tant s’en fallut que le Laboureur fust touché de ces paroles, qu’au contraire s’estant mis à sousrire ; « Je sçay tout cela », luy dit-il, « et cognois assez qui tu és ; mais puis que te voila prise avec ces autres Oyseaux, il faut que tu meures aussi avec eux ».
Discours sur la septante-septiesme Fable.
Il appartient plustost aux Jurisconsultes, qu’aux Philosophes moraux de vuider ceste question ; à sçavoir, si ceux qui ont esté en la compagnie des meschants, doivent porter la peine comme eux du crime qu’ils ont commis. Je sçay que c’est une chose ordinairement praticquée parmy les Juges, de les tenir pour Coûpables, et par consequent de leur faire presque tous-jours leur procez comme aux Criminels. Mais quant aux Philosophes, ils ne vont pas si viste en besogne, et avant que donner à un homme le nom de meschant, ils examinent s’il en a fait les actions, et s’il les a reduittes en habitude. En ceste profonde consideration, ils trouvent que bien souvent les bons s’accompagnent des mauvais, bien qu’à la verité ils n’ayent aucune teincture de leur vice, ny aucune inclination à la prendre. En quoy toutesfois ils ne peuvent nullement s’excuser de leur imprudence. Car s’ils sont veritablement gents de probité, il faut de necessité conclure, qu’il n’y a rien qui leur soit plus insupportable que la praticque des meschants, tant pource que les contraires ont tous accoustumé de se fuyr naturellement, qu’à cause qu’ils se fortifient à cela par une reflexion continuelle, et s’estudient à prendre le vice en horreur, avec des raisons que la bonne conscience leur inspire secrettement. S’ils ont doncques si peu de plaisir en de semblables conversations, et s’ils voyent d’ailleurs combien elles sont nuisibles au commerce de leur vie, n’est-ce pas à eux une imprudence extraordinaire de se trouver en des compagnies honteuses, et tout à fait insupportables à leur humeur ? Ils peuvent respondre à cela, qu’ils y sont conviez par la frequente importunité des autres, qu’ils les viennent voir à leur lever ; les convient à disner en leurs Maisons, leurs escrivent à tout propos, les tyrannisent à force de compliments ; et pour le dire en un mot, qu’ils ne leur ◀laissent pas un seul moment de repos sans pretendre à les entretenir ; si bien que par une raison de civilité, plustost que de bien-vueillance, ils se trouvent obligez à leur permettre un libre accez dans leur frequentation. Mais, ô trop foible, et trop imprudent jeune homme, si de hazard tu eusses esté du conseil de Priam, et qu’Agamemnon et Menelas t’eussent courtoisement requis de promettre l’entrée en ses murailles au Cheval de bois, remply d’une multitude de gents de guerre, en suitte dequoy ils se fussent rendus maistres de la Ville, comme ils firent, la leur aurois-tu civilement et gracieusement accordée ? Et quoy ? peux-tu mettre en doute que les Vicieux ne te soient autant ennemis que les Grecs l’estoient aux Troyens ; et que leur conversation ne te soit aussi fatale, que l’entrée du Cheval de bois le fût à Troye la grande ? Asseurément, mon amy, tu peux dire que c’est fait de toy, si les meschants entrent à la fin trop familierement en ta Maison, quand mesme ils seroient chargez de caresses et de presents. Dy leur plûtost comme cet advisé Conseiller, dans Virgile,
Où as-tu appris qu’il faille achepter si cher la civilité, que de l’observer à la ruyne mesme des autres vertus ? Ceste patience ne tient-elle pas de la bassesse ? n’a-t’elle point quelque chose de servile ? Y a-t’il des loix si rigoureuses dans la bien-sceance, qu’elles nous obligent à voir sans cesse nos Ennemis ? Puis qu’il n’en est point de pires que les Vicieux, que ne considerons-nous que si nous n’avons qu’un peu de vertu acquise, tant moins aurons-nous de resistance contre leur malice ; Comme au contraire, si nous en avons beaucoup, la perte que nous ferons parmy eux en sera, sans doute, plus grande, et plus contagieuse à nostre reputation. Cela estant, qu’une mauvaise honte, de celles que Plutarque nous dépeint, ne nous empesche point de leur fermer nostre porte, et de leur feindre des affaires, quand mesme ils sçauroient que nous n’en aurions aucunes ; Que s’ils ont quelque bon mouvement dans l’ame, pour changer la condition de leur vie, il les faut esprouver auparavant que s’apprivoiser avec eux, et les renvoyer aux gents d’âge et de profonde sagesse, pour lesquels je n’escris point ces instructions ; au contraire, je desirerois prendre les leurs, et pour la conduite de ma vie, et pour l’ornement de mon ouvrage.