(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXIV. De l’Homme, et d’une Idole. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXIV. De l’Homme, et d’une Idole. »

FABLE LXXIV.

De l’Homme, et d’une Idole.

Un Homme avoit en sa maison une Idole de bois, qu’il pria de luy faire quelque bien ; Mais plus il la prioit, et plus il devenoit pauvre. Dequoy se dépitant, il l’empoigna par les jambes, et luy cassa la teste à force d’en battre la muraille. Comme il vid alors qu’il en tomboit une grande quantité de pieces d’or, il les amassa ; et s’addressant à l’Idole ; « Il est bon à voir », dit-il, « qu’à ta malice est jointe une grande perfidie : car tant que je t’ay porté de l’honneur et du respect, je n’ay reçeu aucun bien de toy ; Comme au contraire, tu m’en as fait beaucoup, quand je t’ay battuë ».

Discours sur la septante-quatriesme Fable.

Ceste Fable me met en l’esprit une opinion que j’ay presque tous-jours euë touchant les Anciens ; à sçavoir, que les plus sages d’entr’eux n’ont creu la pluralité des Dieux que par feinte, affin de s’accommoder à la brutalité du Peuple. Car s’ils eussent veritablement tenu leurs Jupiters et leurs Mercures aussi puissans qu’on nous le fait accroire, comment se seroient-ils resolus de les traicter avecque tant de mépris ? Comment plusieurs d’entr’eux auroient-ils bafoüé leurs Idoles, médist des Divinitez, et inventé mille choses contre leur gloire ? Comment Homere, ce grand et admirable Personnage, auroit-il accusé Jupiter de paillardise, d’envie, d’intemperance, de violements, et d’une infinité d’actions honteuses et sales ? Comment les autres Poëtes, et mesme les Historiens auroient-ils remarqué l’un apres l’autre les incontinences de leurs Dieux, témoignées par de ridicules déguisements ? Et comment nostre Esope mesme, qui n’avoit pas moins de sagesse que les plus sobres Esprits, et à qui Plutarque a voulu assigner une place au Banquet des sept Sages, auroit-il religieusement introduit en ceste Fable un homme si peu respectueux envers son Dieu, que de le mettre en pieces, et luy dire quantité d’injures, apres l’avoir ainsi mal traité ? Mais laissons là ce prelude, comme estranger à nostre discours, et venons à l’Allegorie de nostre Fable, par laquelle il nous est enseigné, que les meschants font mieux leur profit par la force, que par une bonne et franche acquisition. Ce qui est tellement vray, que je dédaignerois d’en alleguer des raisons, veu le grand nombre d’exemples que nous en avons. Ne voyons-nous pas tous les jours avec quelle privauté les richesses se communiquent aux plus meschants ? Ne voyons nous pas multiplier en peu d’années l’heritage des hommes injustes, voire mesme s’accroistre jusques à une prodigieuse grandeur ? Combien y a-t’il de Partisans qui se nourrissent du sang du Peuple ? Combien de Corsaires qui appellent de bonne prise tout ce qui tombe sous leur puissance ? Combien de Gouverneurs, qui dans les plus hautes charges vendent lâchement leur Maistre et leur Patrie, pour de l’argent ? Combien de Capitaines, qui rançonnent les Villages, et enflent leur bourse aux despens du pauvre Laboureur ? Mais la maniere de s’enrichir que praticquent les gents de bien, est tout à fait differente de celle-là. Ils aspirent à un gain licite et moderé : C’est avec la bonne grace de tout le monde qu’ils changent de condition. On ne leur sçauroit reprocher ny fourbe ny violence ; au contraire, ils se contentent d’un gain honneste, et le regardent avec un visage serain, où n’est imprimée la moindre marque de repentir. Avecque cela ; ils ne se croyent pas riches, s’ils ne font part de leurs biens aux pauvres, aussi liberalement qu’ils les ont vertueusement acquis ; aussi Dieu benit le travail de telles gents, et leur envoye pendant leurs jours une joyeuse tranquilité, sans laquelle ils ne trouveroient aucunes richesses, ny agreables, ny avantageuses. Car comme en l’amour d’une femme, c’est retrancher ce qu’il y a de plus charmant, que de venir à des caresses forcées, et la reduire à nous favoriser plustost par contraincte, que par affection ; De mesme il semble que les ames genereuses ne vueillent rien exiger de la fortune avec importunité. Au contraire, il faut qu’elle les oblige de gré à gré, et mesme qu’elle les convie à recevoir ses biens-faicts. Au reste, les Sages ne sont pas tous-jours d’humeur d’acquerir des biens perissables ; leur ordinaire est de les mespriser bien fort, et se tenir au dessus de ceste basse occupation. Cela se verifie en la personne d’Aristote et de Platon, qui passerent une grande partie de leur âge sans vouloir devenir riches, et n’y consentirent qu’à la fin, lors qu’ils recognurent leur esprit assez fortifié contre la corruption qu’apportent les biens du monde. Or soit qu’ils le fissent, pour ce qu’ils apprehendoient les incommoditez du dernier âge, où possible pour publier avecque plus d’efficace leurs sages maximes, et qu’à ce besoin ils se servissent des biens qui frappent l’esprit du Peuple d’un certain respect accompagné de docilité ; tant y a, comme j’ay dit, qu’ils ne voulurent s’enrichir que sur le tard, quoy qu’il leur fût bien aisé de le faire plustost, veu l’estime particuliere que faisoient d’eux les plus grands Princes de leur siecle.