FABLE LXXIII.
Du Renard, et du Buisson.
Le Renard se voulant sauver du danger qui le menaçoit, sauta sur une haye, qu’il prit à belles pattes, avec que tant de malheur, qu’il se les perça d’espines Comme il se veid ainsi blessé, tout son recours fût aux plainctes. « Perfide Buisson », dit-il, « je m’estois retiré vers toy, pensant que tu m’ayderois ; mais au lieu de le faire, tu as rendu mon mal pire qu’il n’estoit ». « Tu t’abuses », luy respondit le Buisson, « car c’est toy-mesme à qui rien n’eschappe, qui m’as voulu prendre par les mesmes ruses que tu pratiques envers les autres ».
Discours sur la septante-troisiesme Fable.
A quoy pensois-tu, ô mal advisé Renard, de happer imprudemment avecque tes ongles un buisson tout herissé d’espines ? ou plustost à quoy penses-tu maintenant de t’en plaindre ? Ne sçais-tu pas qu’en certaines choses il faut user d’une conduitte toute differente des autres, et n’avoir pas moins d’adresse que de jugement pour s’en démesler ? Aurions-nous bonne grace nous-mesmes d’aborder un Criminel et un Innocent, sans mettre quelque difference entre l’un et l’autre ? Ne seroit-ce pas une grande stupidité de frequenter un meschant, ainsi qu’un homme de bien ? Certes, il s’en faut beaucoup que telles choses doivent estre également faites, et de la mesme methode. Car en la frequentation des Bons, nous devons avoir le cœur, par maniere de dire, sur les lévres, la parole libre et nuë, les actions irreprochables, et les surpasser eux-mesmes, s’il est possible, en sincerité. Mais quant aux autres, nous ne sçaurions jamais estre, ny trop couverts, ny trop retenus, pource qu’il est veritable,
. D’ailleurs, nous devons encore faire de la distinction quant à nos pratiques, et vivre tout autrement avecque les grands qu’avec les petits, estant bien certain que les hommes de haute condition ayment beaucoup le respect, et que l’on se trompe de s’arrester à leurs compliments. C’est doncques leur plaire, que de leur déferer quelque chose au delà du devoir, et de se feindre saisi de la crainte de leur presence. Quant à leurs affaires particulieres, je trouve que c’est une action de prudence, de ne s’y entre-mettre pas aisément, mais de se servir d’une honneste excuse, et en rejetter le refus sur son incapacité. Pour cela mesme je trouve qu’un Ancien Philosophe eût fort bonne grace, lors que sollicité par le Roy Antigonus de luy dire quelle chose il desiroit de luy ; Tout ce qu’il te plaira, luy respondit-il, horsmis ton secret. Par où il vouloit donner à entendre, que c’est une chose tres-dangereuse d’estre bien avant meslé dans les intrigues d’un Prince : Ce que d’autres ont aussi exprimé par ceste sentence ; ; Voulant dire, que pour en ressentir raisonnablement les biens-faits, il n’en faut estre, ny trop proche, ny trop loing. Aussi est-il vray que par l’esloignement, la lueur du bien que nous en esperons, se respand sur nous avec moins de force ; comme, au contraire nous courons fortune de nous brusler tout à fait si nous en sommes trop proches, et trop ardents à l’importuner. J’obmets plusieurs autres differences touchant la maniere de converser avecque les hommes, à cause qu’il me semble fort difficile de les exprimer, veu que le nombre n’en est pas moins grand que des conditions, et des humeurs des personnes. Comme par exemple, il n’y a point de doute que nous devons vivre tout autrement avec les Vieux, qu’avecque les Jeunes ; avec les Estrangers, qu’avecque les Citoyens ; avec les Soldats, qu’avecque les Religieux ; avec les malades, qu’avecque les sains. Mais d’autant que ce seroit une chose trop ennuyeuse de s’arrester sur la diversité de ces conditions, il nous suffira pour ceste fois d’avoir touché les plus importantes distinctions, à sçavoir la methode de hanter les meschants, et celle de se comporter avecque les grands Seigneurs. Laissons donc le reste à la prudence du Lecteur, et voyons un nouveau sujet de moraliser.