(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXI. Du Renard, et du Bouc. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXXI. Du Renard, et du Bouc. »

FABLE LXXI.

Du Renard, et du Bouc.

Le Renard et le Bouc ayans grande soif descendirent dans un Puis, où quand ils eurent bien beu, il ne fût plus question que de s’en tirer. Le Bouc en estoit des-jà fort en peine, et regardoit de tous costez, lors que le Renard luy dit ; « Prends courage, mon bon amy, je viens de m’adviser d’une invention, par le moyen de laquelle nous pourrons tous deux sortir d’icy ? C’est qu’il te faut tenir debout, et t’appuyer contre le mur de tes deux pieds de devant ; puis joignant le menton à la poitrine, tu baisseras un peu tes cornes, où je monteray le long de ton eschine, et ainsi m’estant sauvé, je te mettray dehors par apres ». Le Bouc creut ce conseil, et executa de poinct en poinct tout ce que luy dit son Compagnon, si bien que par ce moyen le Renard sortit. Mais comme il fût dehors, d’aise qu’il en eust il se mit à dancer sur le bord du Puits, ne se souciant plus de son Compagnon, qui ne s’en peust venger autrement, qu’en luy reprochant sa perfidie et sa lascheté. Mais le Renard se mocquant de luy ; « ô pauvre Bouc », luy dit-il, « si tu avois autant de sens dans la teste, que tu as de barbe au menton, tu ne fusses jamais décendu dans le Puits, que tu n’eusses premierement bien pensé aux moyens d’en sortir ».

Discours sur la septante-uniesme Fable.

Voicy la peinture de ceux qui se jettent imprudemment dans une affaire, avant qu’avoir consideré quelle en sera l’issuë ; En quoy, certes, ils ressemblent proprement à ce Bouc mal-advisé, qui pour boire une seule fois dans un Puits, se met au hazard de se des-alterer pour jamais. Il en arrive de mesme à plusieurs, qui charmez d’un petit plaisir, se lancent teste baissée dans des difficultez bien estranges, et d’où ils ne sortent quelquefois qu’en sortant du monde. Ainsi les Amants, à qui toute entreprise semble facile, s’exposent assez souvent à la haine des grands Seigneurs, et s’embroüillent dans les troubles d’une puissante Maison, jusques à faire des actions indignes de leur naissance ; Et tout cela pour une volupté d’aussi courte durée que celle d’un simple breuvage ; Tout cela, dis-je, pour passer une fantasie, ou pour appaiser une soif, et amortir une flamme qui se rallume quelquesfois plus fort, quand ils la croyent esteinte. Il en est encore de mesme des Avares, qui contestent le bien d’autruy, avecque peu ou point de droict, et s’attachent indifferemment aux grands procez, aux voyages, et aux querelles, sous l’esperance qu’ils ont de quelque succession. Mais plus que tous ces gents-là, les Ambitieux sont sujets à faire de pernicieux desseins, et qui n’aboutissent en fin qu’à leur confusion. Ce sont eux à qui la soif extraordinaire des grandeurs fait hazarder la vie, dédaigner les precipices, trouver toutes choses moindres que leur esperance ; et bref, perdre l’honneur et la liberté dans une prison, d’où ils ne sortent ordinairement que pour estre conduits au supplice. L’Histoire des siecles passez n’est pas plus frequente en exemples, que celle du nostre, où nos yeux ont veu des choses, qu’il n’est nullement besoin de renouveller en nostre memoire, puis qu’elles y sont assez avant imprimées, et que le souvenir nous en doit estre odieux. Or ce ne sont pas tous-jours des hommes brusques et extravagants, qui se precipitent dans ces dangers. Il y en a de sages et de bien considerez, de ceux-là mesmes que nous tenons pour grands Personnages, et à qui l’âge doit avoir meury le jugement par dessus la jeunesse. De telle nature fût à mon advis Ciceron, homme de grand esprit, et de petit cœur, qui changea deux ou trois fois de party pendant les Guerres Civiles de Rome, non par le zele du bien public, mais pour satisfaire à son ambition démesurée. Ce fût par imprudence plustost que par generosité qu’il s’opposa aux desseins d’Antoine, sans y voir aucun moyen d’en eschapper. Car de dire que ce fût une haute resolution d’aymer mieux mourir que souffrir un Tyran, c’est ce qu’on ne peut alleguer pour sa deffense, veu que s’il avoit à se precipiter à une mort certaine, pour ne voir le Peuple Romain en subjection, il le pouvoit faire beaucoup mieux du temps de Cesar, au lieu de changer foiblement de party, et se laisser conduire à la bonne fortune du Vainqueur. D’ailleurs, toutes les autres actions de sa vie avoient esté si pleines de cruauté, qu’on doit imputer ceste derniere entreprise qu’il fit de chocquer Antoine, plustost à une extrême Ambition, qu’à une vraye grandeur de courage. Tel encore, mais moins judicieux, fût son Ennemy Catilina, dont la conjuration estant faite pour la ruyne de Rome, ne perdit toutesfois que luy seulement, et ses miserables complices. Ces experiences pourroient estre accompagnées d’une infinité d’autres, si mon dessein estoit de faire un recueil d’Histoires, plustost que des discours abregez. Contentons-nous doncques pour ceste fois du conseil d’Esope, qui nous deffend d’entreprendre une chose, sans estre asseurez de l’évenement.