(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXX. De l’Aigle, et du Corbeau. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXX. De l’Aigle, et du Corbeau. »

FABLE LXX.

De l’Aigle, et du Corbeau.

L’Aigle vola du haut d’un Rocher dessus le dos d’un Aigneau ; ce que le Corbeau voyant de loing, il en voulut faire autant, et s’alla jetter sur la toison du Mouton, où il s’enveloppa si bien qu’il ne pût s’en retirer, si bien qu’il fut pris, et donné aux Enfans pour s’en joüer.

Discours sur la soixante-dixiesme Fable.

Ceste Fable soixante-dixiesme contient quelque chose de plus, que le blâme de l’ordinaire temerité. Car c’est bien veritablement un effect de presomption au Corbeau, que de faire les mesmes entreprises de l’Aigle, et de vouloir aspirer aux choses, où elle est toute seule capable de réussir. Cela neantmoins ne se doit, ny simplement, ny absolument appeller Temerité, à cause que ce nom est general à ceste imperfection, et à d’autres de mesme nature, mais qui sont diversement specifiées ; Et peut-on bien dire que ce Vice est comme un troisiesme genre aux entreprises absolument temeraires, et à celle-cy, qui l’est conditionnellement, à sçavoir par imitation. En ce dernier rang se doit mettre l’entreprise de nostre Corbeau, qui ne s’enhardit pas tant d’enlever le Mouton, par un desir qui le porta naturellement à le faire comme pour sembler égal à l’Aigle, et ne devoir rien ceder aux genereuses entreprises de cét Oyseau. Ceste maniere de presomption a esté remarquée par Esope, comme la plus commune de celles qui tombent d’ordinaire en praticque parmy les hommes, qui estans presque tous naturellement enclins à l’émulation, aspirent à de mesmes desseins que les autres, sans mesurer leurs forces avecque celles de leurs rivaux. Les Poëtes nous ont fait une peinture de ce Vice dans la Fable de Salmonée, qu’ils ont representé si temeraire, que d’avoir entrepris d’imiter les foudres de Jupiter, pour s’attribuër des honneurs divins, et se rendre digne de l’immortalité parmy les Mortels. Mais combien de veritables Salmonées ont eu les Siecles passez ! Alexandre le Grand n’en fût-il pas un, lors qu’il suborna des Prestres Afriquains, pour se faire declarer fils de Jupiter Ammon, par les responses d’un faux Oracle ? L’Empereur Commodus ne se fist-il point adorer dans Rome, sous le nom et l’habillement de quelques Dieux ? Et l’Imposteur Mahomet ne fût-il point le Salmonée de Jesus-Christ, c’est à dire, le faux imitateur de ses divines et fructueuses actions ? Mais nostre Seigneur n’a-t’il pas un Singe perpetuel dans les Enfers, qui n’aspire qu’à le contre-faire, et à gagner les ames à soy par l’infame adoration qu’il en exige ? J’en appelle à tesmoings tous les noirs mysteres de la Magie, où ce Meschant se fait dresser des Autels, faire des Invocations, tracer des figures, et murmurer des paroles specieuses et ambiguës, pour esblouyr de plus en plus l’humaine foiblesse, par la ressemblance des noms et du culte Divin. Par mesme moyen, avec ce qu’il praticque les encensements et les sacrifices, comme ils sont décrits en la vieille Loy, il a bien encore l’effronterie de profaner les sacrez Mysteres du Nouveau Testament, et se servir d’estolles et d’eau-beniste. Il passe jusqu’à ce poinct d’execration, que de seduire réellement des Prestres, à qui Dieu donne l’authorité de le consacrer, et dés qu’il en a attiré quelqu’un à son damnable party, il le convie à celebrer la Messe au milieu de ses Sabats, et ainsi du Caractere Divin il en fait un instrument à ses abominations. O insupportable sacrilege ! ô execrable impieté ! Or pour adoucir aucunement nostre Discours, et passer des choses extrêmes aux moyennes, toute espece d’imitation semblable ne s’addresse pas à la Divinité. La disproportion est si haute d’elle à nous, qu’il n’y a eu que les hommes extrémement grands et ambitieux qui ayent voulu se rendre Salmonées, c’est à dire, imitateurs du haut Jupiter. Mais il y en a un nombre presque infiny d’autres, qui se meslent de contre-faire les plus relevez de condition, pour imprimer en l’ame des Peuples une pareille opinion de leur credit et de leur puissance. Ainsi voyons-nous que les Artisants aspirent à l’imitation des Bourgeois, et les Bourgeois à celle des Gentils-hommes, qui la pluspart du temps joüent le roolle des Gouverneurs de Province. De là viennent tant de desordres que nous voyons en public : et dans nos maisons : De là les dissentions et les meurtres, qui desolent miserablement les Estats, et font porter aux petits la penitence de l’Ambition des Grands. A quoy ils obvieroient, sans doute, s’ils se representoient incessamment le sage conseil de l’Oracle de Delphe, qui les met judicieusement dans le vray chemin du devoir, quand il les exhorte à se cognoistre. Car quelque imparfait que soit un homme, il n’y a point d’estude où il se rende si sçavant, qu’en la cognoissance de soy-mesme. Par elle les Ambitieux se prescrivent des limites ; les Voluptueux moderent leurs appetits ; les Vindicatifs appaisent la soif qu’ils ont du sang de leurs Ennemis ; les Coleriques surmontent leur passion, et les Avares domptent l’immoderé desir des richesses. Bref, ceste juste et vertueuse reflection est le fondement de toute sagesse. Ce que témoigne fort à propos l’imitateur du grand de Montagne, qui ne forme son Sage que sur ce modelle, et ne luy fait point de present plus specieux que le miroir de soy-mesme. Mais pour revenir à nostre Corbeau, qui fût comme un joüet entre les mains des Enfants, il nous apprend que si la folle imitation des personnes relevées n’apporte point d’autre dommage, pour le moins cause-t’elle tous-jours de la risée. Or cela ne doit pas s’entendre seulement de l’humaine vanité, mais aussi de l’adresse que chacun pretend avoir en la praticque des Arts, et en toute sorte d’actions, soit de l’intelligence, soit de la main. En quoy le Presomptueux, qui s’imagine follement de pouvoir égaler les grands et excellens hommes, attire presque tous-jours sur soy-mesme une generalle risée. A cela sont sujets entre les autres les mauvais Poëtes, qui recitent leurs Poëmes apres ceux dont ils ne sont qu’aprentifs : Les ignorants Peintres, qui opposent leurs peintures à celles de Michel l’Ange, ou du Titian : Les inutiles Autheurs, qui n’ont pour but que la vaine gloire, et une infinité d’autres Esprits que la bonne opinion d’eux-mesmes met quelquesfois aussi bas, qu’ils se croyent bien hautement eslevez. L’advanture de ces Temeraires ne peut estre mieux comparée qu’à celle du Corbeau, qui pour avoir imité l’Aigle, souffre la persecution des Enfans, et meurt dans une espece de desespoir. Eux tout de mesme, apres avoir veu leurs ouvrages baffoüez, leurs tableaux effacez, et leurs pieces de sculpture abattuës, deviennent enfin le rebut des compagnies et sont contraincts la pluspart du temps d’aller chez les Estrangers, pour chercher à debiter leurs impertinences.