(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXIX. Du Loup, et des Chiens. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXIX. Du Loup, et des Chiens. »

FABLE LXIX.

Du Loup, et des Chiens.

Le Loup contemploit du haut d’un Rocher deux Chiens, qui au lieu de se tenir en paix prés du troupeau qu’ils avoient en garde, s’entre-battoient, et se deschiroient à belles dents. Cette guerre intestine entre ses deux Ennemis, luy fist esperer, qu’il luy seroit bien-aisé de s’en aller assaillir les Brebis, sans courir aucun danger. Il s’y en alla donc promptement, et en ravist une des plus grasses du trouppeau, puis il se mit à prendre la fuitte. A quoy les Chiens prenans garde, ils laisserent leur querelle particuliere, et sçeurent si bien courir apres luy, que l’ayant atteint, ils faillirent à le tuër, à force de morsures qu’ils luy firent. Depuis, comme il s’en retournoit, il rencontra fortuitement un sien Compagnon, qui luy demanda, comment il avoit osé luy seul assaillir un Trouppeau, où il y avoit tant de valeureux Guerriers ? « Je l’ay fait », respondit le Loup, « pour m’estre laissé tromper à leur differend particulier ».

Discours sur la soixante-neufviesme Fable.

Ce Loup avoit beaucoup de raison de juger de la perte du trouppeau par la division des Chiens, puis qu’il n’est point d’intestine partialité qui ne soit capable de ruyner une fortune, quelque florissante qu’elle puisse estre. Tesmoin Rome, qui n’a pû jamais perir que par les discordes Civiles, et qui ayant vaincu toutes les Nations, est morte à la fin par sa propre force : Tesmoin Athenes, qui ne perdit la liberté qu’apres que les infideles Orateurs l’eurent presque toute divisée, et que chacun d’eux eust attiré une portion de la Ville au party où il estoit le plus enclin ; Tesmoin encore la riche succession d’Alexandre, qui se défit par le partage des heritiers. C’est ce qui nous est enseigné par les saintes lettres, où il est dit, « Que tout Royaume en soy divisé sera desolé » ; et ce que le Roy Silurus recommanda tres-expressément à ses Enfans, lors que se voyant à l’article de la mort, il les asseura que le vray moyen de se maintenir long-temps invincibles contre leurs ennemis, estoit d’observer une inviolable Union entr’eux. En effect, jamais les Turcs n’eussent pû venir à bout de l’Empire Grec, sans la division d’Andronic Paleologue avecque son fils ; et jamais la Maison d’Austriche ne se fust renduë si forte, sans la parfaicte intelligence de tous ceux qui en portent le nom, tant en la haute et basse Allemagne, qu’en Espagne mesme. Nous avons veu au dernier siecle, combien nous ont esté cherement venduës les factions de la ligue ; Comme au contraire nous voyons tous les jours avec quel accroissement de bonne fortune se maintiennent les Provinces des Pays-bas, à cause de leur parfaicte union. Mais tous ces exemples ne sont que la centiesme partie de ceux que l’on pourroit alleguer pour preuve de ceste verité, où toutesfois il faut prendre garde qu’à la fin de ceste Fable le Loup se trouva trompé dans l’esperance qu’il eust d’abord de profiter en la division des chiens. Cela veut dire, qu’il arrive quelquesfois que les divorces intestins cessent tout à coup à la veuë des armes estrangeres, et que les Citoyens d’un mesme Estat se réunissent les uns avecque les autres, pour se maintenir en liberté. Il en prit ainsi aux Grecs partialisez ensemble, qui neantmoins se rejoignirent enfin avec une parfaite concorde, quand il fût question de repousser la redoutable armée du Roy Xerxes ; dequoy ils ne vindrent à bout, qu’à l’ayde de leur bonne intelligence. Le semblable presque fut veu en l’entreprise que les Romain firent contre les Gaulois, lors qu’appellez à la conqueste de ces pays-là, par les communes divisions de leurs habitans, ils y envoyerent avant le Regne de Jules Cesar deux ou trois Capitaines fort aguerris, qui toutesfois n’en purent venir à bout, et s’accorderent ensemble contre leur Ennemy commun. Ceste resistance dura depuis jusqu’à ce que le grand Cesar les reduisit à main armée, soit que l’honneur de ceste entreprise luy fust fatalement deuë, soit qu’il trouvast moyen de les diviser derechef, ou que toutes les deux causes ensemble contribuassent à la subjection des Gaulois.