(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXVIII. Du Chien envieux, et du Bœuf. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXVIII. Du Chien envieux, et du Bœuf. »

FABLE LXVIII.

Du Chien envieux, et du Bœuf.

Le Chien estoit couché dans une Creche toute pleine de foing, où le Bœuf voulut venir repaistre ; mais le Chien se leva pour l’en empescher. Ce que voyant le Bœuf ; « malheur t’advienne », luy dit-il, « puis que tu és si envieux, que tu ne veux ny manger du foing, ny permettre que j’en mange ».

Discours sur la soixante-huictiesme Fable.

Icy l’on blâme l’envieuse malignité de quelques-uns, qui ne peuvent pretendre à une bonne fortune, et s’opposent toutesfois à la pretension d’un autre homme, non pour aucune haine qu’ils ayent conçeuë contre luy, mais seulement par une envieuse qualité, qui les empesche de consentir à l’avancement du Prochain, Estrange, certes, et déloyale maxime, de faire dépendre son contentement de l’ennuy des autres, et de vouloir nuire à celuy qui ne nous en donna jamais l’occasion. O que telles ames sont bien esloignées de la vraye franchise ! puis qu’au lieu de rechercher ardemment les occasions d’obliger, elles se divertissent au contraire à faire du mal, et rendent à leurs Prochains des déplaisirs qu’ils ne pourront jamais reparer. Il me semble que nous avons cy-dessus assez amplement parlé de l’envie, qui consiste en la douleur que nous conçevons du bien et de la prosperité d’autruy. Sans qu’il soit donc necessaire de dire aucune chose de ses causes, ou de sa definition, il suffira de conclure, qu’il n’y a point de crime au monde si pernicieux, ny si des-agreable à Dieu, que celuy-cy. Car, à le bien considerer, il n’est fondé, ny sur aucun plaisir des sens, ny sur aucune esperance de fortune, ou de gloire. C’est plustost une infame et vile passion, qui ne s’enrichit jamais des dépoüilles qu’elle oste, et ne trouve point d’autre profit en sa malignité, que celuy de se satisfaire. Or pource que plusieurs personnes en sont atteintes, il ne sera pas, ce me semble, hors de propos de leur choisir un conseil salutaire pour s’en délivrer. Ce qu’il faut faire en toutes façons, s’il est possible, à cause que ceste peine estant de la nature fort ennuyeuse, elle est en cela pire que toutes les autres, qu’elle ne peut servir de satisfaction à nos crimes, pource qu’elle en est elle-mesme un insupportable. Il faut donc que l’homme qui se sentira enclin à l’envie, s’exerce ardamment à loüer, et à bien faire, en des sujets mesmes qui sont indignes de l’un et de l’autre. A quoy il ne s’estudiera, que pour en prendre peu à peu l’habitude, et se détracquer par ce moyen de sa naturelle imperfection. Mais sur toutes choses, il se donnera le soing d’estendre ses bons offices jusques aux personnes mesme qu’il envie, puis qu’il est certain que nous aymons d’ordinaire plus que les autres, ceux à qui nous avons fait plaisir, et que cela nous oblige à les considerer comme un ouvrage de nostre main. De plus, il se proposera mille fois devant les yeux l’extrême impertinence de ceste façon de vivre, qui ne nous sçauroit apporter, non pas mesme temporellement aucune sorte de gloire, ny de profit. Car elle est si laide, et si infame de soy, que tous les gents de bien l’ont en horreur, et n’est pas jusques aux meschants, qui ne feignent du moins de la detester. Quant à la genereuse émulation des Vertus, non seulement je l’approuve fort, mais aussi je la conseille aux personnes qui se sentent d’une nature envieuse et maligne, affin d’occupper à cela leur ambition, et la repaistre d’une contentieuse amour de gloire. Ce que les anciens Sages sçeurent remarquer fort judicieusement, lors qu’ils establirent des jeux publics, pour émouvoir les jeunes gents aux belles actions, par une honneste jalousie de leurs semblables. De ceste nature estoient les jeux Olympiques et Neméens, les courses de l’Hypodrome, la Danse Pyrrhique, les Batailles Navalles, et telles autres gentillesses, qui sont aggreablement décrites par les Autheurs, et nommement par Virgile, au cinquiesme de son Eneide. Voylà comment se doivent exercer les Envieux, et s’enflammer de plus en plus à l’amour de la vraye gloire, qui ne pouvant compatir avecque l’Envie, ne s’attache ordinairement qu’à une émulation vertueuse.