(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXVI. Du Renard, et du Chat. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXVI. Du Renard, et du Chat. »

FABLE LXVI.

Du Renard, et du Chat.

Le Renard devisant avecque le Chat, se vantoit d’étre si fin, qu’il avoit, disoit-il, une plaine besasse de tromperies. A quoy le Chat respondit ; qu’il n’en avoit qu’une seule, mais qu’il s’en tenoit bien asseuré. Comme ils en estoient sur ce discours, ils ouyrent abboyer des Chiens, qui s’en vindrent tout droit à eux. Alors le Chat monta vistement sur un arbre ; Ce que le Renard ne pouvant faire, il fût à l’instant assiegé des Chiens, qui le prirent.

Discours sur la soixante-sixiesme Fable.

Le dessein de nostre Autheur en cette Fable, est de nous apprendre que la naïfve prudence est plus pure en toutes choses, qu’une conduitte pleine d’artifices, et de captieuses subtilitez. Ce qui sera mal-aisé à persuader au Vulgaire, qui admire extraordinairement les finesses, et repute bien heureux ceux qui en sçavent abondamment inventer. Mais ces autres qui sont veritablement sages et genereux, se tiennent au dessus de cette methode, et mettant la vraye addresse en une discrette sincerité, ils en usent accortement, et y convient tout le monde par leur exemple. Or que ce chemin-là soit le plus vertueux, c’est une chose si manifeste, qu’elle n’a besoin de preuve, ny d’experience. Il faut seulement sçavoir, s’il est le plus asseuré ; en quoy je diray avec Esope, qu’il l’est en effet, et que les ruses ne font qu’advancer la ruyne de leur Autheur, si ce n’est d’avanture quand il est question de s’opposer aux pieges d’un Ennemy, et de chercher son salut dans la contre-finesse. Car comme un chemin couvert de brossailles, et de buissons, est à bon droict plus suspect au Voyageur, qu’une voye toute pleine et unie, ainsi un procedé plein d’embusches traistresses, et dangereuses, est incomparablement plus à craindre qu’une suitte d’actions vertueuses. La principale raison est tirée de la multiplicité. Car à foüiller dans l’obscurité des affaires, il n’y a point d’homme si aveugle à qui l’on oppose une finesse, qui ne trouve presque tous-jours le moyen de s’échapper par une autre ; Et cela, comme nous avons dit en quelque autre endroict, pource que toutes propositions ont deux faces. D’ailleurs, celuy qui s’engage dans les ruses, s’égare le plus souvent dans un labyrinthe, tout de mesme qu’on ne peut quitter le grand chemin, pour brosser à travers la campagne parmy les haliers et les espines, sans se perdre, ou du moins sans s’esloigner du lieu où l’on desire arriver. Aussi est-il fort mal-aisé de discerner ce qui semble vray, d’avec ce qui l’est veritablement, sur tout, quand on est préoccupé d’une violente inclination de le mettre en pratique. Or s’esgarer du chemin de la verité, c’est proprement s’esloigner de la voye la moins dangereuse, et la plus honneste. Ces raisons accompagnées de plusieurs autres, que je passeray sous silence à cause de la briefveté que j’affecte, peuvent encore estre fortifiées de l’experience, tant particuliere que publique. Voyons quelles Republiques ont esté les plus fleurissantes, ou celles qui ont fait mestier de tromper, ou ces autres qui ont suivy une vraye et sincere vertu. Il n’y a point de doute que la Romaine n’ait emporté l’avantage sur la Carthaginoise, soit en la durée de sa grandeur, soit en la prosperité de ses armes ; et toutesfois les Citoyens de Rome estoient si pleins de probité, qu’ils alloient volontairement jusques à Carthage, pour y mourir en gardant leur parole, comme fit Attilius, Et les autres tout au contraire, vivoient si fallacieusement, que leur coustume estoit passée en Proverbe : de sorte que pour encherir la perfidie d’un homme, on luy reprochoit d’avoir une foy Punique, c’est à dire Carthaginoise. Y eut il jamais des gents si fideles que les Lacedemoniens, ny des hommes si fallacieux que les Cretois ? et neantmoins les derniers ont eu fort peu de nom et de durée, au lieu que les autres ont porté leur gloire par dessus toutes les nations de leur temps. Les Scythes qui suivent la loy naturelle, et tiennent une sorte de gouvernement eslogné de toute ruse et supercherie, n’ont jamais pû estre surmontez, ny par Cyrus, ny par le grand Roy Alexandre. Au contraire, les Grecs, à cause de leurs finesses, se sont premierement divisez eux-mesmes, puis ils ont esté la proye de leurs ennemis. Voylà quant aux Republiques et aux Nations. Maintenant pour ce qui est de la subsistance particuliere des hommes, où trouvera t’on des Politiques qui ayent vescu avec moins de seureté que les Tyrans ? Ne sont-ce pas eux qu’on a égorgez ? eux, qu’on a jetté dans les prisons, et qui ont esté l’object de l’execration publique ? Les Tyrans toutesfois ne sont autre chose que les rusés, qui preferent l’artifice à la bonne foy, et ne font aucune conscience de manquer de parole, pourveu qu’ils y trouvent une fausse apparence de seureté. Mais en effect, le vray repos de leur fortune devroit consister en l’amour des Peuples, et en la tranquilité de la conscience ; Car celuy-là ne crainct rien, qui ne fait aucun tort aux autres, et ne craignant rien, il marche sans artifice, et sans soupçon, ne jugeant digne de luy que la voye la plus ordinaire, et la plus naïfve. Ce n’est pas pourtant que je veüille oster à la Prudence son merite et sa necessité, puis que je n’en mets l’establissement qu’à bien choisir les justes methodes, et à dédaigner les artificieuses.