(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXIV. De l’Asne, et du Loup. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXIV. De l’Asne, et du Loup. »

FABLE LXIV.

De l’Asne, et du Loup.

L’Asne passant sur un buisson, se mit une espine au pied, et vid à mesme temps un Loup, à qui s’addressant ; « Helas ! mon amy », dit-il, « je meurs de douleur et d’angoisse. Puis qu’il faut donc que je sois ta proye, ou celle des Vautours et des Corbeaux, fay-moy du moins un plaisir, tandis que je suis en vie ; arrache-moy une espine que j’ay au pied, afin que j’en meure plus doucement ». Le Loup se mit incontinent à luy rendre ce bon office ; mais il eust à peine arraché l’espine, que l’Asne ne sentant plus de douleur, luy donna un si grand coup de son pied, qui estoit ferré, qu’il luy rompit le front, le museau, et les dents, puis il s’échappa bien viste. Le pauvre Loup se voyant ainsi trompé, et s’en prenant à soy-mesme ; « Cela m’est bien deu, dit-il, car à quel propos ay-je voulu maintenant estre Chirurgien, moy qui n’ay jamais esté qu’un Boucher ? »

Discours sur la soixante-quatriesme Fable.

Esope se moque à bon droict en cette Fable, de ceux qui se veulent mesler d’un mestier qui ne leur est pas ordinaire, ny propre, et laissent pour cét effet leur vray et naturel exercice, chose, ce me semble, la plus digne de reprehension qu’on puisse faire, pource que, non seulement on hazarde en cela sa reputation, mais aussi on y ruyne ses affaires, et celles d’autruy ; ce qui ne peut proceder que d’une excessive vanité, joincte à une foiblesse d’esprit encore plus grande. Or est-elle si ordinaire au siecle où nous sommes, que mesme les simples femmes veulent passer pour sçavantes ; Et n’est pas jusqu’aux moindres Artisants qui ne parlent publiquement de la guerre, et des affaires d’Estat. Bref, il n’y a celuy qui pour paroistre universel en la cognoissance des choses, ne mette effrontément sur le tapis des questions sur des matieres où il n’est aucunement versé, et où mesme, quand il auroit beaucoup d’estude, son naturel l’empescheroit de profiter. Il faudroit dire à telles gents ce que dit autresfois Apelles à un Cordonnier, qui se mesloit de reprendre quelque chose en un visage de sa façon ; « Mon amy, ne juge que de ta Pantoufle ». Ainsi pourroit-on bien renvoyer à leur mestier beaucoup d’hommes impertinents, sans se donner la peine d’ouyr les extravagances qu’ils nous estallent. Mais quand ils ne se contentent pas de discourir des affaires qui leur sont incognuës, et qu’en suitte des paroles, ils se jettent dans une profession esloignée de la leur, c’est une chose pitoyable de les voir faire. Car au lieu qu’en discours ils n’ont merité que des risées, en de semblables actions, ils sont dignes de recevoir des coups de pied, comme le Loup de cette Fable.