(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXII. De la Brebis, et de la Corneille. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXII. De la Brebis, et de la Corneille. »

FABLE LXII.

De la Brebis, et de la Corneille.

La Corneille se débattoit sur le dos d’une Brebis, qui ne pouvant se deffendre ; « Asseurément », luy dit-elle, « si tu en faisois autant à quelque chien, il t’en arriveroit du malheur ». « Cela seroit bon », luy respondit la Corneille, « si je ne sçavois bien à qui je me joüe ; car je suis mauvaise aux debonnaires, et bonne aux meschants ».

Discours sur la soixante-deuxiesme Fable.

Je ne trouve point de plus naïfve peinture de la coustume du siecle en toutes les autres Fables du Phrygien, que je fais en celle-cy, où il monstre par l’exemple de la Brebis, que l’innocence attire tousjours sur soy les outrages, et que plus elle est humble, plus elle est persecutée. Cela ne procede que du peu de generosité des mal-faisants, qui pour assener leurs coups sans peril, cherchent d’ordinaire une foible et nuë simplicité ; pource que s’ils attaquoient des égaux en force et en resistance, ils courroient plus de la moitié de la fortune, et succumberoient possible sous la deffence de leurs ennemis. C’est pour cela mesme que les Seigneurs gourmandent souvent les petits sujets ; que les forts et vigoureux soldats volent en chemin une foible femme, et que les chicaneurs fins et bien apparentez dressent toûjours quelques pieges et quelques aguets aux biens de la vefve et de l’orfelin. En un mot, c’est par là que les grosses Republiques traittent la pluspart du temps avec injustice leurs foibles voisins. Nous avons dit, ce me semble, en peu de paroles, quelle est la cause ; et quelle l’experience de ce mal. Venons maintenant au remede qu’il y a aux uns pour s’empescher de nuire ; et aux autres pour souffrir patiemment leur oppression. Premierement les hommes puissants et injurieux se peuvent representer qu’ils ne tiennent leur force que de Dieu, qui ne la leur donne point à dessein d’affliger les foibles, mais plustost pour leur faire du bien, et les secourir. Car estant de sa nature tout bon, il est hors de propos de s’imaginer qu’il fournisse des armes pour destruire la bonté. Tellement que c’est une chose detestable devant luy, d’user mal à propos de l’authorité qu’il nous transmet, et que nous avons plustost par emprunt, que par proprieté. D’ailleurs, quelqu’un de ces gents-là peut raisonner de ceste sorte et raisonner veritablement. « Si Dieu m’a voulu faire tant de bien, à moy qui suis sans merite et sans vertu, que de m’eslever à la grandeur et au commandement sur les autres, n’est-il pas juste que le les traitte avecque douceur, et sans user envers eux d’aucune inhumanité ? » Par mesme moyen il pourra considerer, que la personne qu’il persecute est quelquefois plus éminente que luy, quoy qu’elle paroisse plus abjette. Car ce ne sont pas les grandeurs de la terre qui establissent nostre condition devant Dieu, mais plustost c’est la seule vertu ; et celuy-là est le plus considerable en sa Cour, qui est le moins vicieux. En un mot, qu’il jette les yeux sur la lascheté de son action, qui n’est digne d’aucune sorte de loüange, pource qu’elle ne contient aucune difficulté. Quel honneur est-ce à un homme riche et bien qualifié, de venir à bout d’un petit ennemy, qui n’a non plus de force qu’un vermisseau, et qui succumbe au premier coup qu’on luy porte ? Telles et autres meditations peuvent rappeller un homme de l’injustice, et le rendre non seulement moins rude, mais encore tres misericordieux envers les petits. Que si pour toutes ces raisons les foibles ne laissent point d’estre en butte à la persecution des plus puissants, en tel cas, pour les reduire à la patience, il leur faut representer la courte durée de nos jours, la justice de Dieu, qui ne laisse rien sans payement, l’égalité des conditions dans la tombe ; et bref la bonne fortune que ce leur est de trouver une occasion de meriter le Ciel, et d’estre imitateurs de la patience de leur Maistre.