(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXI. De la Fourmy, et de la Cigale. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXI. De la Fourmy, et de la Cigale. »

FABLE LXI.

De la Fourmy, et de la Cigale.

La Cigale voyant la Fourmy, qui sur la fin de l’Automne faisoit un amas de blé dans sa petite grange, s’approcha d’elle aussi tost, et luy en demanda un grain. « Que ne fais-tu comme moy », luy respondit la Fourmy, « et que n’amonceles-tu tout ce que tu peux amasser en esté, pour t’en servir en hyver ? » « Je passe », dit la Cigale, « fort joyeusement tout ce temps-là, et ne fay rien que chanter ». « Puis que cela est », repartit la Fourmy en sous-riant, « et que tu n’as point plus de soing, tu merites bien maintenant de mourir de faim »,

Discours sur la soixante et uniesme Fable.

Comme il n’y a rien de plus fâcheux qu’une vieillesse accompagnée de pauvreté, aussi ny a-t’il rien de si bien seant au monde qu’une laborieuse jeunesse. Esope nous represente fort bien cela par le moyen de la Fourmy, qui durant l’esté ne fait autre chose qu’assembler des grains, pour se nourrir en hyver, au lieu que l’imprudente Cigale consomme vainement ses beaux jours à chanter, et se trouve reduite à la fin à mandier sa vie, pendant la rigueur de l’hyver ; ce qui luy est d’autant plus insupportable, qu’elle y est moins accoûtumée. Ceste Allegorie sert d’un bel exemple à l’homme faineant et voluptueux ; Car d’avoir employé presque tout son aage dans la mollesse et dans l’oisiveté ; de s’estre gorgé de delices, d’avoir perdu l’usage de ses mains, et engourdy jusques-là sa personne, qu’elle demeure incapable des fonctions les plus vigoureuses ; puis de se voir reduite non seulement à quester sa vie, mais encore à la gagner avecque difficulté, parmy les affronts du mépris et de la honte ; c’est, à mon advis, une chose hors de toute consolation. Que si sortir d’un mal pour entrer dans l’autre, est une peine tres difficile à supporter ; Que ne sera-ce point de passer du bien à l’extremité de toute misere ? S’il ne reste aux vieillards pour le soulagement de leurs chagrins, que le repos et le respect dont la jeunesse est obligée de leur donner des témoignages continuels, n’est-ce pas une maniere de desespoir à ces pauvres gents, de se voir accueillis d’une inquietude necessiteuse, et abandonnez au mespris de tous les autres hommes ? Ce sont asseurément des miseres qu’une personne vulgaire ny d’entendement mediocre ne sçauroit endurer avec patience. Il faudroit avoir pour cela l’éminente vertu d’un Homere, qu’on appelloit anciennement le Vieillard Meonien. Ce Prince des Poëtes ayant pris naissance de parents incognus, et passé toute sa vie en l’étude des lettres hors de sa Province, et mesme estant privé du plus agreable de nos sens, à sçavoir de la veuë, se trouva sur le declin de son âge, accueilly d’une pauvreté si grande, qu’il estoit reduit à la mercy des autres hommes, pour trouver du pain, et ne mangeoit que ce qui luy estoit charitablement donné. Toutesfois en ceste extraordinaire calamité, jointe à un aveuglement perpetuel, il posseda si bien le repos de son esprit : il s’occupa à de si hautes pensées, et composa des ouvrages si Divins, qu’on luy donna depuis à bon droict le tiltre de Pere des Lettres, et à bon droict aussi sept Villes fameuses débatirent entr’elles apres sa mort, l’honneur de sa naissance et consacrerent des honneurs Divins à celuy qu’ils n’avoient daigné regarder durant sa vie. Nous lisons presque la mesme chose de Diogene, à sçavoir, qu’ayant mesprisé toute sa vie le soing d’acquerir des richesses, voire jusques-là que de refuser les presents du plus grand Monarque de la terre, il fût attrappé sur ses vieux jours d’une extrême necessité ; de sorte qu’il s’exerçoit le long d’un porche à demander l’aumône aux statuës, afin, disoit-il, d’apprendre à n’avoir point de honte de mendier. Il supporta toutesfois ceste incommodité avec une merveilleuse resolution, et ne perdit pour cela, ny sa belle humeur, ny la raillerie à l’heure de sa mort, quoy qu’il rendit l’esprit sous un Arbre, à faute d’avoir une malheureuse retraicte pour se loger. Voylà l’exemple de deux hommes, qui ont eu l’esprit assez fort pour souffrir en patience une pauvre et contemptible vieillesse. Mais, certes, ils estoient doüez d’une si éminente Vertu, que je ne conseille à qui que ce soit de les imiter, ny d’exposer son vieil âge à tant de miseres, sous l’esperance de les endurer aussi constamment qu’eux, puis qu’au temps où nous sommes, et mesme dans la memoire de tous les siecles passez, il seroit bien mal aisé de trouver des courages si fortifiez contre toute misere, que furent les leurs, ny si capables de ceste haute Philosophie, qui nous instruit à la patience. Ils eurent encore un grand advantage sur les autres, en ce que la plus espineuse de toutes les circonstances en telle nature d’accidents, estant celle qui nous fait tomber de la vie paresseuse à la penible, ces excellents hommes n’y trouverent point ceste difficulté. Car ils passerent presque leur vie entiere en une perpetuelle meditation, et s’abstindrent vertueusement de toute sorte d’excés, et de superfluitez nuisibles. De ceste façon la vieillesse ne les fit jamais déchoir d’un estat prospere à une condition penible et traversée. La pauvreté ne leur sembla point nouvelle en leurs vieux jours : ils se l’étoient renduë trop familiere, pour en estre incommodez, et la fin de leur âge ne leur fût point si fascheuse, que l’on pourroit se l’imaginer, pource qu’elle ne leur apporta que des rides, et des cheveux blancs. Voylà combien peu les toucherent les delices et les mollesses des riches, au lieu que si apres une vie faineante et voluptueuse nous nous voyons d’avanture dépourveus de commoditez, cela nous seroit moins supportable, que la pluspart des maux qui nous pourroient assaillir d’ailleurs. Empeschons-nous donc, avecque soing, de tomber en un si fascheux inconvenient, si ce n’est que par les raisons d’une puissante Philosophie, nous voulions nous exercer à rendre nostre pauvreté moins contemptible ; C’est ce que firent à vive force de patience et de Vertu, les deux Personnages que j’ay nommez, et ce que font encore aujourd’huy tous les bons Religieux, l’institution desquels est d’autant plus vertueuse, qu’ayant pour but la gloire de Dieu, ils s’assujettissent à son imitation à une pauvreté volontaire. Ce qu’ils font asseurément d’un pur zele, et non par aucune consideration humaine, comme gents qui ne mendient que pour l’amour de Jesus-Christ, et qui rejettent bien loing ceste honte, dont Cardan veut qu’ils ne soient affranchis, qu’à cause du general consentement des hommes. Mais au défaut d’une profession saincte et Chrestienne, comme celle là, prenons garde, s’il est possible, de n’estre reduits à la mendicité sur nos vieux jours ; imitons plustost l’exemple de la sage Fourmy, qui recueille pendant l’hyver les fruicts de son laborieux esté. Il est vray que ce seroit une messeance à nous de luy ressembler en ceste espece d’inhumanité, qu’elle tesmoigne envers la Cigale. Car c’est une chose tous-jours loüable de faire part de nos biens à toute maniere de necessiteux, quand mesme ils le seroient par leur mauvaise conduitte.