(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LIX. Du Lion, et de l’Homme. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LIX. Du Lion, et de l’Homme. »

FABLE LIX.

Du Lion, et de l’Homme.

Le Lion et l’Homme voyageoient ensemble, et comme ils devisoient en passant chemin, c’estoit à qui se priseroit d’avantage. Voila cependant qu’ils rencontrerent certaines colomnes de marbre, et un pied-estail, où se voyoit en relief un homme qui estouffoit un Lion. Alors l’Homme se tournant vers son compagnon ; Asseurément, luy dit-il, tu peux bien voir par cecy, que les hommes sont beaucoup plus forts que les Lions, et que toutes les autres bestes. Cela n’est pas mal imaginé, luy répondit le Lion ; Mais si les Lions avoient des Sculpteurs et des Peintres comme les hommes en ont, tu verrois en peinture, et en marbre beaucoup plus d’hommes étouffez par des Lions, que tu ne verrois de Lions étouffez par des Hommes.

Discours sur la cinquante-neufviesme Fable.

L’allegorie de cette cinquante-neufviesme Fable, va ce me semble, à reprendre la vanité des Sculptures, et particulierement de celles qui contiennent plus de flaterie que de verité. Ce qui arrive, certes si souvent parmy les hommes, qu’en voyant ces superbes marques de nostre orgueil, l’on peut demander avec beaucoup de raison pour combien d’argent on a corrompu les Artisants qui les ont eslevées ? Or ce que je dis des Sculpteurs, il le faut aussi entendre des Poëtes, comme pareillement des Peintres, et de tous ceux à qui l’on commet le soing de l’Eternité des actions. Mais ce ne sont pas tant seulement ces gens-là que la corruption du siecle a gaignez, pour mentir, ou pour amplifier les veritez. Les Historiens mesmes, qui font profession d’une entiere foy, flattent presque tousjours les Grands, ou les personnes qui leur sont amies, soit pour l’esperance du gain, soit par une maniere de complaisance lâche et servile. Ce qui est tellement vray, qu’à peine parmy tant de milliers de Croniques, s’en trouvera-t’il une seule où l’imposture n’ait autant de part que la verité. Cela se peut verifier aisément par le discord que les Historiens ont les uns contre les autres, ce qui est une marque infaillible de mensonge. Car toute verité estant une, et par tout semblable à soy-mesme ; il faut necessairement qu’en une question de faict, de deux diverses opinions il y en ait tous-jours une de fausse, et que bien souvent toutes les deux le soient ensemble. D’ailleurs, ceux qui escrivent l’Histoire, le font, ou du temps mesme des évenements qu’ils representent, ou apres. Si c’est du temps mesme, ils sont, ou amis, ou ennemis, ou indifferents aux Roys et aux Peuples, dont ils font mention. Estant amis, ils nous seront quant et quant suspects de complaisance, et feront plustost des Discours Panegyriques, que de veritables Relations. C’est ainsi que l’Historien Tite-Live, loüe perpetuellement les Romains en tout son ouvrage, si ce n’est de hazard quand leurs fautes sont trop visibles, pour les taire ; Encore s’étudie-t’il alors à les paslier avecque tant d’art, qu’il est aisé de cognoistre que la pure flaterie parle dans ses escrits. Que s’il trouve une occasion de faire comparaison du Peuple Romain avec un autre, il luy cede à l’instant la préeminence, et s’estend si bien là dessus, qu’oubliant presque son mestier d’Historien, il semble s’estre persuadé qu’il est Orateur. Je n’en veux point d’autre preuve que l’Histoire de Papirius, qui vivoit au temps du grand Alexandre. Il fait une disgression sur la fortune de cét excellent Homme, et conclud, que si de hazard il eust tourné ses armes contre les Romains, ceux qui vivoient pour lors dans la Republique, et nommément Papirius Cursor, eussent esté capables d’arrester ses conquestes, et de mettre un obstacle à la prosperité de ses armes. Ce qui est, à mon advis, si plein d’extravagance, et de flaterie, que les Romains dont il parle n’auroient pû se l’imaginer. En effect, Plutarque au Traicté qu’il a fait de leur fortune, compare plustost Alexandre à un foudre, ou à un tourbillon, qu’à toute autre chose ; et conclud, qu’il n’y eust jamais de si impetueuses conquestes que les siennes. Tellement que de luy opposer un petit Papirius, ou quelques autres Capitaines de ce temps-là, c’est non seulement oster à la fortune du Macedonien tout le pouvoir qu’elle a d’ordinaire dans les combats, mais aussi c’est beaucoup déroger à sa Vertu. La mesme consequence que l’on tire pour rendre l’Histoire suspecte de flatterie, quand on parle de ses amis, ou de sa nation, la peut aussi faire accuser de malignité, quand on met en jeu les Ennemis de sa Patrie, ou mesme les siens propres. Car il est fort mal-aisé qu’un homme ne donne à son ancre la teinture de ses passions, et ne transmette à son ouvrage les maladies dont il est taché ; tout de mesme qu’en la conception, les enfans retiennent presque tous-jours quelque chose de l’indisposition de leurs Peres, dont les maladies leur sont comme hereditaires : Il eust esté donc bien difficile à un Grec d’escrire à l’advantage des Perses, quand Xerxes couvrit de Vaisseaux tout l’Hellespont, et mit des Rivieres à sec par le grand nombre de ses Soldats. Pour cette mesme raison l’on pouvoit à fort bon droict soupçonner la foy des Romains, lors qu’ils venoient à traicter de la Vertu des Carthaginois, ou celle des Thebains, quand ils mettoient par escrit les guerres continuelles qu’ils avoient contre la Republique d’Athenes ; D’où l’on peut inferer que soit qu’un Historien escrive en faveur d’un Amy, ou bien au desadvantage d’un Ennemy, il est presque impossible qu’il ne se rende suspect d’infidelité, à cause de l’interest de sa passion. Il faut donc, s’il veut dire le vray, qu’il s’adonne à raconter des choses indifferentes ; Et en ce cas là, outre qu’il peut estre mal adverty, on luy demandera tous-jours de qui il tient ces memoires, et trouvera-t’on à la fin qu’ils viennent ordinairement de personnes amies ou ennemies : veu que les indifferentes ne se peineroient pas beaucoup pour s’en instruire. La mesme chose se peut encore dire de ceux qui prennent le soing de publier les Histoires advenuës avant leur naissance. Car ils les puisent dans les memoires escrits de ce temps-là mesme auquel elles sont arrivées, ou pour le moins ils les prennent dans des Livres qui en sont tirez. Tellement qu’ils se rendent suspects de mensonge, à cause que leurs originaux en sont soupçonnez aussi ; Et voy là comment il est mal-aisé d’avoir une Histoire toute pure, et qui ne contienne que des succés veritables. D’ailleurs, les gents de haute condition, comme les Souverains, et ceux qui en approchent, entretiennent d’ordinaire des Historiens à gages, qui ne peuvent de moins que loüer hautement les mediocres Vertus de leurs Maistres, et taire, ou paslier leurs defauts. Car ils se croiroient coupables d’ingratitude, s’ils ne donnoient de la gloire à celuy qui leur donne du pain, et s’ils ne faisoient survivre à la mort le nom de ceux qui maintiennent le repos de leur vie. Quant aux hommes de moindre qualité, mais qui ont assez d’ambition, pour souhaitter de vivre dans une Histoire, il n’est pas incompatible qu’ils ne corrompent les Escrivains mercenaires, pour se faire vendre bien cherement quatre lignes de loüange ; Que si quelques-uns d’entr’eux ne le font, la faute en est à leur avarice, et non pas à leur moderation, en matiere de vaine gloire. Mais au lieu de m’amuser au long recit d’une chose qui n’est que trop commune à la Cour de tous les grands Princes, il me suffira de redire les paroles de nostre Autheur ; que si les Lions avoient des Graveurs et des Sculpteurs, comme les hommes en ont, l’on en verroit plusieurs en peinture que ces animaux farouches esgorgeroient, c’est à dire, qu’il y a quantité de vaillants Guerriers, à qui, si l’Histoire avoit esté juste, elle auroit donné des loüanges immortelles ; ou, pour le prendre en un autre sens, qui aboutit neantmoins à celuy-cy, cela signifie que la corruption est si grande parmy ceux qui distribuent la reputation, que les bestes mesmes pourroient esperer des honneurs excellents, si elles avoient l’ambition et les moyens de seduire les Historiens peu fideles.