(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LVIII. Du Chevreau, et du Loup. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LVIII. Du Chevreau, et du Loup. »

FABLE LVIII.

Du Chevreau, et du Loup.

Le Chevreau voyant d’une senestre passer le Loup, se mocquoit de luy, et osoit bien le poursuivre à belles injures. Mais le Loup, sans s’esmouvoir autrement ; « Meschant », luy dit-il, « ce n’est point toy qui m’injuries, mais bien l’avantage du lieu, qui te fait ainsi parler ».

Discours sur la cinquante-huictiesme Fable.

Voicy un exemple du peu de generosité d’un foible animal, comparable à la coustume des femmes et des poltrons, qui ont recours aux injures, et aux poüilles mesmes, quand ils sont en lieu de seureté ; mais s’ils se trouvent quelquesfois en pleine campagne, ils oublient alors le langage de leur colere, et ne s’abandonnent plus qu’aux prieres et aux supplications. Cela procede, à mon advis, de ce que leur temperament estant tout à fait timide, ils ne regardent d’abord qu’à leur seureté, pource qu’ils ne se proposent jamais la crainte des perils. Comme ils se voyent donc la force à la main, à cause de ceux qui les assistent, ou dans un enclos de murailles capable de les deffendre, ils repriment tout à coup leurs ordinaires apprehensions, et ne songent pour ceste heure là qu’à se vanger. Car quoy qu’extrémement portez à la timidité, ils ne sont pas toutesfois dépourveus de l’amour de la vengeance, qui est plus ordinaire à ces ames basses, qu’aux genereuses. Il faut donc que pour se contenter ils se vengent, et qu’ils cherchent pour cét effect le moyen le plus sortable à leur meschant naturel. Ils ne prennent pas celuy des coups, d’autant qu’ils n’ayment point à frapper, et que c’est une chose extraordinaire à leur humeur, quand mesme elle seroit à leur advantage. Car ils hayssent extrémement toute effusion de sang, et ne se resolvent pas souvent à un assassinat, à cause qu’il faut avoir quelque espece de courage pour l’executer. Quelle est donc la voye qui leur reste pour se venger de leur Ennemy ? C’est asseurément celle des injures et des reproches. Voylà le moyen dont ils se servent pour satisfaire à leur animosité, qui n’est toutesfois pas moindre interieurement, que celle des autres hommes. Mais elle a les bras liez, pource qu’estant logée en des corps foibles et timides, elle ne peut s’en ayder pour mettre en execution ses mauvais desseins. Ainsi, bien que ceste Engeance de Poltrons soit toute embrasee de hayne, elle ne laisse pas toutesfois d’estre glacée de crainte ; Que si elle modere en quelque façon les témoignages de son ressentiment, ce n’est point par un effect de Vertu, mais par une violence qui naist de la peur. Voylà donc le moyen et la cause d’où procede la coustume des peureux, d’injurier quand ils sont en seureté. Il y en a encore une autre qui n’est pas moindre, à sçavoir la passion d’aquerir de la loüange, qui leur est commune avec les Vaillants, mais qui agit plus foiblement, et plus vicieusement en eux. Ils en sont doncques touchez à la maniere des autres hommes ; et n’ayant pas assez de force pour en venir aux effects, qui sont les vrays moyens de s’acquerir de l’estime, ils s’aydent pour cela des paroles, esperant d’ebloüyr les esprits foibles, et de se debiter pour hardis par la seule invention des injures. C’est cela mesme qui les rend querelleux en compagnie, pource qu’ils veulent imprimer une opinion de leur fierté, et prevenir les esprits des hommes avecque le son des paroles hardies, ce qu’ils ne font neantmoins que lors qu’ils se voyent en estat d’estre empeschez, ou separez, si d’avanture des outrages il en falloit venir aux mains. Cependant les grands courages, qui recognoissent parfaictement les défauts de ces ames foibles, ne daignent s’en émouvoir, à cause que le mespris qu’ils font de si lasches Ennemis, est un frein à leur ressentiment. Que s’ils leur respondent, c’est en termes pleins de froideur, sans se laisser emporter à la passion ; Ce que remarque fort bien Esope dans la repartie du Loup : Car il ne luy fait point repousser les outrages par les outrages, mais l’introduit seulement avec une voix posée, tançant ses Ennemis de l’asseurance qu’ils ont dans l’enclos de leurs murailles. Ce qui doit de plus en plus convier les vrays Vaillants à demeurer dans la moderation, et faire plustost parler leurs actions, que leurs injures.