FABLE LIV.
De l’Asne, et du Lion.
Le Coq paissoit un jour avec l’Asne, que le Lion attaqua, mais il s’enfuyt bien viste, pource qu’il ouyt le chant du Coq, qu’il abhorre naturellement. L’Asne cependant s’alla imaginer que c’estoit à cause de luy qu’il fuyoit, et persuadé par ceste bonne opinion de soy mesme, il se mit à courir apres ; et comme il l’eust poursuivy si loing, que le Lion ne devoit plus craindre le chant du Coq, ne pouvant l’ouyr ; cét Ennemy, qui fuyoit naguere, retourna sur ses pas, et le devora. « Miserable et insensé que je suis ! », s’escria l’Asne avant que mourir, « à quel propos ay-je voulu faire le vaillant, et me hazarder à un combat, moy qui n’ay point pris naissance de parents aguerris ? »
Discours sur la cinquante-quatriesme Fable.
Il y a trois choses à remarquer en l’application de ceste Fable. La premiere, c’est la crainte que le Lion a du Coq, marque irreprochable que rien n’est si asseuré, ny si accomply de sa nature, qui n’ayt son escueil, ou son sujet d’achopement et de honte. Nous ne manquerons pas d’exemples pour confirmer ceste verité, si nous representant devant les yeux les plus excellents hommes des siecles passez, nous sçavons considerer leurs mœurs, leur façon de vivre, et leurs habitudes. Le grand Caton estoit yvrongne, et Cesar adultere ; Scipion espousa sa chambriere : Socrate fût vain, Alexandre altier, colere, et yvrogne. Aristote sacrifia en public à la Courtisane Hermie : Ciceron manqua de cœur en sa vie, et Seneque en sa mort. Bref, il n’y a point de si grands hommes dont les actions n’ayent esté soüillées de quelque tache difforme. Ce que l’ingenieux Esope▶ nous represente accortement par la Fable du Lion, qui estant Roy absolu sur tous les animaux, comme plus vaillant qu’il est, et plus courageux, reçoit neantmoins la honte de s’enfuyr, en oyant chanter un simple Coq. La seconde chose que je considere en ceste Fable, c’est l’orgueil de l’Asne, qui pour voir fuyr le Lion devant luy, vient à tel point de stupidité, que de croire que ce soit à son occasion. Telle espece d’orgueil est fort ordinaire à ceux qui vivent familierement auprés de la personne des Princes, ou des gents extrémement qualifiez. Car estans honorez pour la plus grande part, à cause de leurs Seigneurs, ils n’ont pas l’esprit de mettre une difference entr’eux et leurs livrées, c’est à dire, qu’ils ne sçavent pas adjuger le respect à qui il est deu, mais ils s’enflent hors de raison, comme l’Asne de la Déesse Isis, ou comme celuy de nostre Fable. Ce qui ne procede que d’une certaine vanité, qui n’est pas moins stupide que ridicule. Pour la mesme raison, tant Alciat qu’◀Esope▶, ont fort judicieusement attribué ceste action au grossier animal d’Arcadie, pour nous donner à entendre qu’une faute si pesante que celle-là, ne peut provenir que d’une extrême ignorance. Ce que l’experience ne nous preuve pas moins bien que l’explication de la Fable, puis que tous les jours nous voyons tomber en pareille presomption la pluspart de ceux qui se picquent, ou d’esprit, ou de courage. Quant à la troisiesme consideration que je tire de ceste Fable, c’est l’extravagance des Fanfarons, qui s’esloignant du lieu de leur azyle, ou par mesgarde, ou sous esperance de trouver un ennemy fuyant, ou d’estre separez en leur combat, succombent laschement sous l’effort de celuy qu’ils ont mal traicté, et se laissent battre sans deffence. Or de ces gens là il y en a une si grande quantité, qu’à peine en trouvera-t’on un seul qui ne participe de ceste humeur. L’on en void tous les jours tant d’exemples, que je serois querelleux moy-mesme de les alleguer, pource que je choquerois plusieurs Fascheux, qui s’interesseroient dans ceste cause. Laissons-les donc joüyr à leur aise de la fausse gloire qu’ils pensent avoir acquise, et detestant en nostre ame, non seulement ceste vaine et trompeuse apparence de valeur, mais encore toutes disputes et contentions, retournons, comme de coustume, moraliser avec nostre ◀Esope. Voicy quantité d’Oiseaux assemblez qui se presentent à nous : ce ne doit pas estre, à mon advis, sans quelque excellente et profitable Allegorie.