(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LIII. Du Cerf, et du Cheval. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LIII. Du Cerf, et du Cheval. »

FABLE LIII.

Du Cerf, et du Cheval.

Le Cheval faisoit la guerre au Cerf, qui plus agile que luy au combat, le fit sortir de ses pasturages. Le pauvre Cheval ainsi repoussé, implora le secours de l’homme, qui luy montant dessus, partit aussi-tost, et assaillit rudement le Cerf. Le Vaincu fut alors Victorieux, bien que toutesfois cela n’ait pû empescher depuis, qu’il n’ayt esté destiné pour servir toûjours à l’homme, car il le porte sur son dos, et luy met-on un frein à la bouche.

Discours sur la cinquante-troisiesme Fable.

L’on peut appliquer à ceste Fable deux belles Allegories, l’une Politique, et l’autre Moralle, comme, de dire que le riche devenu pauvre se rend tellement esclave des biens du monde, qu’il est esperonné d’une perpetuelle avarice, retenu par la bride de la chicheté, interdit de la possession d’une chose qui luy appartient, et reduit enfin au mesme destin de ce Cheval, qui reçoit bien le plaisir de voir abattu son Ennemy, mais il y perd la liberté, et trouve que toute la Victoire se tourne au profit de celuy qui le monte. L’autre espece d’application que ceste Fable peut reçevoir est Politique, et nous apprend que plusieurs Estats ont esté souvent mis en subjection pour avoir demandé secours à quelque puissant voisin contre un ancien et dangereux Ennemy. Cela se verifie par l’exemple de quelques grandes Monarchies, qui n’ont pris leur accroissement que d’avoir esté appellées au secours des querellans. Je n’allegueray que la plus moderne, à sçavoir celle des Ottomans, qui ont osté la Natholie à tous les Princes, qui la pensoient partager entr’eux ; puis passans le destroit de l’Hellespont, à la solicitation d’Andronic, afin de le secourir contre son fils, ont si bien fait par leurs ruses, et par leur adresse, qu’ils ont dépoüillé de l’Empire de l’Europe toute la race des Paleologues. Ce n’est donc pas étre bien conseillé que de mandier le secours d’un puissant Prince, et particulierement lors que les Estats de celuy qui le requiert sont à sa bien-seance, si ce n’est qu’on le tienne de long-temps pour si Vertueux, ou qu’on ayt esprouvé si peu de nouveaux desseins en la nation dont il est Chef, que l’on puisse apparemment prendre là dessus une juste et parfaite confiance. Par exemple, il n’y a pas long-temps que pour secourir le Duc de Mantouë en son extrême necessité, nostre invincible Louys a fait passer quantité de troupes, ausquelles il n’estoit pas difficile de se saisir des plus importantes places de ce Prince, qui toutesfois n’en a jamais eu le moindre soupçon, et s’est entierement fié en nostre secours, tant pour estre bien asseuré de la parfaite generosité de nostre grand Roy, que pour avoir, s’il faut ainsi dire, humé avecque la nourriture, l’air et l’affection de la France. Ce n’est donc pas imprudence en pareille occasion, de se fier au secours de son Voisin. Mais d’en venir là sans quelque sujet extraordinaire, c’est acquerir deux Ennemis au lieu d’un ; et attirer le Loup dans son bercail, pour se faire manger à luy. Que s’il est bon au mauvais de se conserver par cét autre moyen, qui est de tenir les deux Puissances en jalousie, et noüer une intelligence tantost avec l’une et tantost avecque l’autre, c’est dequoy je laisse la decision aux Politiques, et suis d’advis cependant de passer à la Fable suyvante.