(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LI. Du Paon, et du Rossignol. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LI. Du Paon, et du Rossignol. »

FABLE LI.

Du Paon, et du Rossignol.

Le Paon se plaignoit à Junon, Sœur et Femme de Jupiter, de ce que le Rossignol chantoit doucement ; au lieu que pour son regard, il estoit moqué de tous les autres Oyseaux, à cause de sa voix déplaisante. « Mon amy, luy respondit Junon, les Dieux ont differemment partagé les dons aux hommes ; le Rossignol te surmonte à chanter, et tu le surpasses par la beauté du plumage ; Il faut donc que chacun se contente de sa condition ».

Discours sur la cinquante-uniesme Fable.

O L’estrange humeur où nous porte nostre ambition ! Ce n’est pas assez à quelques uns d’être abondamment partagez des dons qui viennent de la naissance, et de la Fortune. Il faut qu’ils se plaignent de ne les posseder pas tous ensemble, et que là dessus ils accusent le Ciel d’injustice, comme si le grand Distributeur des choses ne sçavoit point aussi bien qu’eux ce qui leur est propre, et comme si ce n’estoit pas assez à chacun de joüer le roole qui luy est ordonné sur le Theatre du Monde. Ces Importuns ne tombent ils point dans l’imprudence du Paon, qui se plainct de n’avoir pas le chant du Rossignol ; et ne considere point que le don de Beauté seroit capable de rendre heureux un animal moins arrogant que luy. Certes, il semble que la sage Nature ait doüé châque personne de ce qui luy doit eschoir, avec tant de proportion et de justesse, que les qualitez qu’elle n’a point mises en quelqu’un, y seroient, sans doute mal-seantes, ou mesme elles n’y pourroient estre sans miracle. Ce qui ne sera pas mal-aisé à croire, si nous considerons que le cours des choses ne peut estre outre-passé que miraculeusement, et que toutesfois il faudroit de necessité conclure qu’il le seroit, si estant produict de tels parents que nous, et de tels temperaments ; nourris sous tel climat, de telle main, et de telle sorte ; si, dis-je, les mesmes circonstances y estant observées de poinct en poinct, nous n’estions pas ce que nous sommes. Or ne croy-je pas qu’aucun homme raisonnable voulust contre-dire cette verité : autrement il faudroit advoüer que l’estat de maintenant ne pourroit pas estre appellé naturel ; ce qui seroit un miracle aussi bien que le reste. Voyez donc, je vous prie, l’extravagante plainte de ceux qui voudroient avoir part à toutes les bonnes qualitez des autres. Ils sont faschez de ce que Dieu ne fait pas un miracle pour eux seuls, et dequoy la Nature ne se détraque point de son cours ordinaire en leur faveur. Je me souviens à ce propos d’avoir ouy une excellente imagination de Socrate, quand il discouroit du partage de la Nature. Tout le monde, disoit-il, est si bien assorty de ce qu’il luy faut pendant le cours de ceste vie, que si nous avions mis ensemble nos bonnes et nos mauvaises fortunes, afin de refaire le partage plus à propos, apres avoir tout veu et tout consideré, nous raporterions chacun nos biens et nos maux au logis, ne jugeant rien de plus sortable à nostre personne, que ce que la naissance ou le destin nous auroit envoyé. J’ay honte qu’un Payen se soit contenté jusques là de la Providence du Ciel, et qu’on entende tous les jours parmy nous ces paroles pleines d’impatience. Mon Dieu ! que n’ay je autant d’esprit que mon Compagnon ! que ne suis-je aussi beau que mon Cousin ! que n’ay-je aussi bonne mine que celuy-cy ! que ne dansé-je aussi bien que celuy-là ! Paroles importantes et ennuyeuses. A ce Vice est opposée une pire extremité, à sçavoir, de blâmer incessamment les defauts des autres, en se mocquant de leurs paroles, ou de leurs actions, defaut qui est certes beaucoup moins supportable que le premier. Car, de grace, croyons-nous que le stupide et le contre-faict soit de tout poinct mal traitté de la Nature, et qu’elle ne luy ayt pas donné dequoy se satisfaire ? Certes, si elle nous a esté bonne Mere, nous avons tort de penser qu’elle leur ayt esté marastre. En vertu dequoy serions-nous si bien avec elle, que nous eussions des Privileges qu’ils n’ont pas ? N’est-elle point juste et raisonnable dispensatrice ; et pour le dire en un mot n’est-elle pas également Nature à tout le Monde ? Cela est tellement vray, que si l’on prend la peine d’examiner les defauts de ceux qui sont apparemment defectueux, pour faire le contre-poids de leur imperfection, l’on ne s’y trompera guere, ce me semble. Car il se void d’ordinaire qu’un homme extrémement laid, sera doüé d’un esprit excellent, et s’il est stupide, ou hideux tout ensemble, il aura une tranquilité d’humeur, preferable à tous les agréements du monde. Ce que les Poëtes nous ont tres-bien representé dans la Fable de Tyresias, auquel ils feignent que Jupiter redoubla la clarté de l’ame, en mesme temps que Junon luy osta celle des yeux. De maniere que non seulement son defaut luy fut avantageux, mais encore tres-honorable, pource qu’il cognoissoit l’advenir et le passé, tenant en cela de la Nature Divine, au lieu qu’il ne tenoit auparavant que de l’humaine. Par où il nous est enseigné, que la division des biens est faite avecque beaucoup d’égalité, et que la Nature recompense un defaut par un autre avantage plus considerable. Ce qui doit asseurément obliger les hommes, non seulement à ne point mespriser ceux qui semblent imparfaicts, mais encore à estre contents de leur condition, et à remercier Dieu des biens qu’ils possedent, au lieu de se plaindre de ceux qu’ils n’ont pas.