FABLE L.
Du Renard, et des Chasseurs.
Le Renard fuyoit les Chasseurs, et n’en pouvoit plus de lassitude, à force d’avoir couru par les bois, lors que rencontrant de bonne fortune un Bucheron, il le pria de le mettre en seureté en sa maison. Le Bucheron luy monstra donc sa petite loge, où le Renard entra tout incontinent, et s’alla cacher en un coing. Cependant voylà venir les Chasseurs, qui demanderent au Bucheron s’il n’avoit point veu le Renard. Il leur respondit que nenny, et toutesfois leur faisant signe de la main, il leur monstra l’endroict où il estoit caché ; mais eux ne l’y trouvant pas, s’en allerent incontinent. Le Renard sortit en mesme temps du logis, sans rien dire au Bucheron, qui le blâma de ceste incivilité, luy reprochant qu’il luy avoit sauvé la vie, et que neantmoins il s’en alloit, et ne l’en remercioit point. Mais le Renard qui l’ouyt, luy respondit de fort bonne grace en se retournant, « Hola, mon amy, je n’aurois eu garde de m’en aller, comme tu dis, sans te remercier, si ta main, tes actions, tes mœurs, et ta vie, eussent esté semblables à tes paroles ».
Discours sur la cinquantiesme Fable.
La cinquantiesme Fable de cét ouvrage est toute pleine de judicieux advertissements. Par la fuite du Loup en la Loge du Bucheron, nous sommes advertis de ne chercher jamais nostre asyle dans les maisons suspectes. Car il se trouve peu de gens qui ayent assez de Vertu, pour nous garder le droict d’hospitalité contre leur interest propre. Tesmoin Prusias, Roy de Bythinie, qui voulut rendre Annibal aux Romains contre la parole qu’il luy avoit donnée, sur le simple commandement qu’il en receut de la part du Senat. La mesme chose est arrivée en plusieurs Histoires, et particulierement en celle de Massinissa, qui viola non seulement l’hospitalité, mais encore les loix du mariage, en la personne de Sophonisbe, qui avoit parole de luy d’une entiere amour, et d’une parfaicte asseurance de sa vie. Or quoy que les exemples de perfidie soient ordinaires en cette occasion, si est ce qu’il s’est rencontré des personnes assez genereuses pour garder leur foy, au hazard de la puissance ennemie, voire mesme d’un deshonneur tout évident, comme il arriva naguere en un meurtre que fist dans Tolede un Gentilhomme incognu. Celuy-cy courant fortune d’estre pris, à cause de la soudaine esmotion du Peuple, se jetta dans une ruë auprés de celle où estoit arrivé le combat, et se lança teste baissée dans la premiere porte qu’il pût rencontrer, où après avoir monté le degré, et passé par deux ou trois anti-chambres de plain pied, il vint à la fin en celle d’une Dame, qu’il trouva pour l’heure au lict, à cause de quelque indisposition. Ce pauvre homme tout effrayé se jetta d’abord aux pieds de cette personne, et la pria tres instamment de luy sauver la vie ; Ce que la Dame luy ayant accordé, elle luy donna la clef d’un cabinet pour se cacher dedans, en attendant qu’il peust eschapper à la faveur des tenebres. Mais à peine eust-elle enfermé dans cét azyle ce miserable Estranger, qu’elle ouyst des gemissements dans la basse court, et vid un peu apres entrer le corps mort de son fils, qu’on apportoit en la chambre. Elle eust toutesfois tant de vertu, qu’elle garda la parole au meurtrier de son propre fils, quoy qu’elle fust accablée d’une secrette et demesurée tristesse, et qu’on peust dire d’ailleurs, qu’une si mauvaise action s’estoit faite de son consentement, pour avoir retiré chez elle l’autheur de ce meurtre. Mais la crainte d’une eternelle infamie, et le naturel ressentiment de sa perte, ne la sçeurent contraindre à se démentir. Elle attendit donc que l’obscurité de la nuict donnast moyen au Meurtrier de s’échapper de ce lieu, et luy ouvrant elle mesme la porte ; « Va », luy dit-elle, « ô miserable, contre qui j’ay plus de haine que contre tous les hommes du monde, joüy à ton ayse des fruicts de ma loyauté ». Il se trouve peu d’exemples pareils à celuy cy, que j’ay bien voulu alleguer pour sa rareté. Mais retournons à nostre Fable. Par la mesgarde des Chasseurs, qui n’apperçeurent point les signes de l’infidele Bucheron, nous est monstré combien vainement on travaille quelquesfois à la ruyne des hommes, et qu’ils eschappent ordinairement des plus visibles dangers du monde, lors qu’ils sont sous la protection du Ciel. Quant au Bucheron, qui blâme le Loup d’ingratitude, il nous apprend que telle personne nous a mortellement offencez, qui demande apres des compliments et du retour. Mais cét animal bien advisé luy reproche sa déloyauté de fort bonne grace, et luy fait comprendre en peu de paroles, qu’il n’est point de trahison si couverte, et si bien conduitte, qu’à la fin le hazard, ou la providence ne permette qu’elle éclatte. C’est ce que nous verifient toutes les Histoires, ce que la journaliere experience nous monstre, et ce que la raison nous persuade visiblement. Car quelle apparence y auroit-il qu’une meschante action demeurast cachée, puis que Dieu a donné pour une des punitions du crime, l’execration universelle des gens de bien ?