(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XLVI. Du Ventre, et des autres Membres. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XLVI. Du Ventre, et des autres Membres. »

FABLE XLVI.

Du Ventre, et des autres Membres.

La Main, et le Pied, formerent jadis une plaincte contre le Ventre, alleguants que par sa paresse il engloutissoit tout le gain qu’ils pouvoient faire : Ils vouloient donc, ou qu’il travaillast, ou qu’il ne demandast point à estre nourry. Mais luy les ayant prié deux ou trois fois de l’assister d’aliments, la Main luy en fist refus ; de sorte que se trouvant par ce moyen attenué de faim, tous les autres Membres commencerent à défaillir. La Main les voulut doncques servir alors, mais ce fut trop tard pource que le Ventre affoibly pour avoir esté trop long-temps vuide, n’eust pas moyen de faire sa fonction, et rejetta la viande. Ainsi le Ventre ne peut perir, que toutes les autres parties du Corps ne perissent, et tel fut l’effect de l’envie qu’ils luy portoient.

Remarque sur la quarante-sixiesme Fable.

Quand le sens de ceste Fable ne seroit pas clair, et applicable de soy-mesme, nous en trouverions toute l’Allegorie expressément declarée dans l’Histoire Romaine de Tite-Live. Car, il dit, qu’en la Revolte du Peuple contre le Senat, comme il s’estoit retiré au Mont Aventin, avec une ferme resolution de n’entrer plus en mesme corps que le Senat, on députa vers luy Menenius Agrippa, qui estoit pour lors le plus sage, et le plus authorisé de tous les Romains. Celuy cy ne se mit point autrement en peine de desployer envers ces petites gents les hautes raisons que luy pouvoit fournir son éloquence ; mais il leur conta mot à mot toute ceste Fable, et leur fit voir par l’exemple du ventre, et des parties du corps humain, la mutuelle dépendance qu’a le Senat avecque la populace. Car, disoit-il, mes amis, ne pensez pas que les Senateurs, quoy qu’ils soient oysifs aux operations manuelles, et qu’ils employent le Peuple aux labeurs mécaniques, soient pour cela moins necessaires à vostre conservation. Ce sont eux qui vous départent la chaleur qui opere et distribuë le bon suc par toutes les parties de la Cité ; Eux, dis-je, pour qui vous travaillez, mais qui travaillent bien plus pour vous-mesme. Ne vueillez donc pas, mes amis, affoiblir ceste partie de telle sorte, par vos factieuses mutineries, qu’elle soit incapable de vous servir. Car à quelque temps d’icy la necessité vous contraindra de recourir aux Senateurs, et alors il ne sera plus à propos de le faire. Vos seditions et vos coleres les auront obligez à prendre un autre party, et cependant vous demeurerez là sans deffense, dépourveus de conseil et d’appuy, sans richesses, sans authorité, et pour le dire en un mot, la proye de vos voisins. Ces paroles prononcées avec authorité, eurent tant de pouvoir sur ces Mutins, qu’elles les rappellerent à leurs maisons ; ce qui nous donne à cognoistre combien sont puissantes et judicieuses les inventions du sage Esope. Je croy qu’il n’est pas besoin apres cela d’autre application, ny de sens moral, puis qu’un si grand Personnage que Menenius Agrippa l’a fait pour nous, et mesme en une si importante occasion.