FABLE XLV.
Du Loup, et du Chien.
Le Loup ayant trouvé fortuitement un Chien dans un bois environ le poinct du jour, se mit à le saluër, se réjoüyssant d’une si bonne rencontre. Apres cela, il fût curieux de sçavoir de luy, pourquoy il estoit si net et si poly. « Si je le suis », respondit le Chien, « le soing de mon Maistre en est cause. Car il m’amadoüe, quand je le flatte, et me traicte luy-mesme des viandes de sa table, qui sont fort delicieuses. Avecques cela, je ne dors jamais à découvert, et n’est pas à croire combien je suis agreable à tous ceux de la maison▶ ». « O Chien mon amy », reprit le Loup, « que tu és heureux, d’avoir rencontré un Maistre si doux, et si débonnaire ! Que je serois content, si j’en trouvois un semblable ! Si cela m’advenoit, je ne donnerois pas ma fortune pour celle de toutes les autres bestes ». Le Chien voyant l’extrême desir qu’avoit le Loup de changer de condition, luy promit de faire en sorte envers son Maistre, qu’il luy donneroit quelque charge dans sa ◀maison▶, pourveu qu’il voulust retrancher un peu de sa felonie accoustumée, et s’addonner à le bien servir. Cette conclusion prise, ils passerent outre, et eurent ensemble plusieurs discours fort plaisants. Mais comme il fût jour, le Loup voyant le col du Chien tout pelé, s’advisa de luy en demander la cause. « Tu dois sçavoir », luy respondit le Chien, « qu’au commencement je soulois aboyer aux Estrangers, et mesme à ceux de cognoissance, sans que ma dent espargnast non plus les uns que les autres. Mais d’autant que cela ne plaisoit pas à mon Maistre, il joüa si bien du baston sur moy, qu’il me fit perdre cette coustume, me commandant sur toutes choses, de n’attaquer jamais que les voleurs, et les Loups ». Je me suis corrigé par ce moyen, et suis devenu plus doux que de coustume, à force d’estre battu ; neantmoins cette cicatrice que tu me vois au col, m’est tousjours depuis restée, pour une marque de ce que je suis hargneux naturellement. Le Loup l’ayant ouy parler ainsi ; « Est-ce donc cela ? » luy dit-il, « certes je n’achepte pas si cherement l’amitié de ton Maistre. Adieu donc, compagnon, avecque ta servitude ; pour moy j’ayme beaucoup mieux jouyr de ma liberté tout à mon aise ».
Discours sur la quarante-cinquiesme Fable.
Nous pouvons bien croire Esope sur la douceur de la liberté, pour avoir depuis son Enfance, jusques à la moitié de son âge, esprouve tous-jours le pesant joug de la servitude, sans le pouvoir secoüer durant ce temps-là, quoy qu’il employast pour cét effect toute la subtilité de son esprit, et toute la gentillesse et la promptitude de ses responses. Aussi est-ce pour cela qu’il en parle icy avec des advantages extrêmes, la preferant à la plus delicieuse vie du monde, si elle est accompagnée de sujetion. Or n’entendons-nous pas icy par ce nom de liberté toute sorte d’affranchissement, veu qu’il ne se trouve personne dans le monde qui n’y soit avec quelque dépendance, voire mesme avecque plusieurs. Car pour laisser à part les justes et agreables submissions que nous devons à Dieu, il y en a encore d’autres dont il est impossible de nous garantir. Il n’est celuy d’entre nous qui ne soit sujet à quelque passion, ou à quelque infirmité corporelle. Chacun releve des Loix de la Nature, et des coustumes du pays qu’il habite ; la Mort exerce son Empire sur tout le Monde. La Fortune a le mesme droict parmy nous, autant la bonne que la mauvaise. D’ailleurs nul ne peut legitimement se deffendre des respects où sa Patrie et sa naissance l’engagent. Les meilleurs Philosophes, c’est à dire les plus libres, sont sujets à la Magistrature de leur Pays, et souveraine et subalterne. Socrate, Platon, et Diogene, preschoient l’obeyssance au Magistrat ; Et Jesus-Christ mesme, quoy qu’il fust Dieu, et le plus parfaict des hommes tout ensemble, n’a pas laissé de déferer au Commandement des Puissances terriennes, pour nous apprendre à le faire sans murmurer. De toutes ces choses il est aisé à conclurre, que pas un de nous n’est exempt de servitude, et que mesme ce seroit une impieté de le desirer ; aussi n’est-ce point de la façon que nostre sage Esope entend de nous persuader l’amour de la liberté. Ce n’est pas toute Nature de sujetion qu’il condamne. Car pour celle qui est compatible avec la Justice et la magnanimité, non seulement il la souffre, mais il l’approuve. Ce que nous monstre évidemment toute la suitte de ses Fables, par où il nous a declaré la pluspart de ses sentiments. La fin de sa vie en est encore une preuve bien apparente, veu qu’apres avoir esté affranchy par le commandement des Samiens, il ne fist tout le reste de ses jours que voyager dans la Cour des Princes du Leuant, comme, en celle de Licerus et de Nectenabo ; ce qui ne se pouvoit faire asseurément sans quelque espece de dépendance. Il ne s’arreste non plus à blasmer la servitude forcée, pourveu qu’on mette eu pratique tous les moyens raisonnables pour en sortir, ou pour n’y entrer pas. Car comme nous enseigne la Loy naturelle, il n’y a point de blasme ny de honte aux actions necessitées. Son intention n’est donc autre, que de reprendre les personnes, qui pouvant demeurer libres en une petite ◀Maison avec innocence et seureté, sans dépendre d’autres loix que de celles où la Nature nous lie necessairement, vont destruire par leur propre élection toute leur vraye felicité, et s’abandonnent malheureusement au pouvoir d’autruy, aux brocards des Courtisants, à la censure des Envieux, et à toutes les gesnes d’une servile et deshonorable complaisance. Or que telle maniere de servitude soit à blasmer, il y a quantité de raisons qui le persuadent. En voicy quelques-unes. Celuy-là, comme je croy, n’est pas digne d’un bien, ou d’un privilege par dessus les autres, qui le laisse perir, ou diminuër par sa propre faute, d’autant que la soigneuse conservation d’une chose, est un merite en la personne qui la conserve ; si bien que par consequent c’est une espece de démerite de la laisser descheoir ou avilir par sa nonchalance. A ceste occasion nous disons à fort bon droict, que celuy-là n’est pas digne de la santé, qui en abuse trop imprudemment, et que les richesses sont mal deües à l’homme qui en est prodigue, ou qui n’en fait part à personne. Or c’est perdre les principaux avantages de l’homme, que de rechercher la servitude. Car, comme les Chrestiens et les Payens mesme l’asseurent, ce qui fait differer l’homme des animaux, et qui luy donne de l’avantage par dessus eux, c’est la liberté de vouloir, et d’agir, causée par le raisonnement et par la volonté. A quoy déroge autant qu’il luy est possible celuy qui s’asservit, à cause qu’il se laisse guider par la volonté d’autruy, et perd en beaucoup de choses l’advantage d’operer de son chef. D’ailleurs, tandis que son entendement est presque tous-jours occuppé à raisonner sur les intentions des autres, à conçevoir leurs commandements, et à digerer les moyens de les mettre en execution : il se dérobe le loisir d’entretenir ses propres pensées, et cesse par consequent d’estre veritablement homme. De plus, encore que le desbordement des Vicieux, et la correction des Sages, ayent reduit les communautez à certain estat qui déroge à l’égalité naturelle, si est-ce que de rendre la disproportion entre les hommes plus grande qu’ils ne l’ont faite, on ne peut nier que cela ne soit une action injuste et mesprisable. Ce qui arrive necessairement à ceux qui prennent d’autres devoirs à rendre, que ceux de la Nature et des Loix : Avecque cela, l’on peut dire que c’est estre cruel à soy-mesme, que de s’astreindre à trop déferer à autruy. Que si lon m’objecter à ceste raison, qu’il n’est point de serviteur qui ne doive aymer ses chaisnes, pourveu qu’elles soient dorées ; Je responds à cela, qu’un homme libre, qui a les choses necessaires, se fait tort de se rendre esclave, pour avoir les superfluës, et concluds avec Esope ; qu’il vaut beaucoup mieux s’en passer, que les achepter à si haut prix, approuvant extrémement que le Loup retourne en sa Caverne, plustost que de s’aller faire mettre un colier chez le Laboureur.