(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XLIV. De la Forest, et du Paysan. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XLIV. De la Forest, et du Paysan. »

FABLE XLIV.

De la Forest, et du Paysan.

Au temps que les Arbres parloient, un Paysan s’en alla dans une Forest, et la pria qu’il luy fust permis de prendre autant de bois qu’il en falloit pour pour faire un manche à sa coignée ; et ce que la Forest luy accorda tres-volontiers. Mais comme elle veid qu’estant emmanchée, il s’en servoit à couper les Arbres, elle se repentit alors, bien qu’il n’en fût plus temps, de sa trop grande facilité, et se fascha contre soy-mesme d’avoir esté cause de sa ruyne.

Discours sur la quarante-quatriesme Fable.

Les hommes ont tort de se plaindre des malheurs qui leur arrivent, et d’accuser la Fortune des disgraces dont ils sont eux-mesmes la seule cause. Ceste proposition n’a pas besoin de grandes preuves, puis qu’elle se verifie presque par l’induction de toutes les choses du monde. Le Paysan baille luy-mesme l’argent dont le Soldat son Ennemy luy fait la guerre, et le sincere amy fournit à l’amy dissimulé des advantages qui luy font avoir prise sur sa personne. Il luy declare ses imperfections : il luy compte ses advantures : il luy communique ses secrets, et toutes ces choses ensemble sont, à parler proprement, les instruments de sa perte. Ainsi voyons-nous que les Peres, pour donner trop de commoditez à leurs enfants pendant la fougue de leur jeunesse, travaillent contre leur propre repos. Car de là viennent les dissolutions et les débauches, qui les perdent entierement, et qui mettent dans le tombeau celuy qui les a mis au monde. La mesme chose arrive entre les Chicaneurs, qui se surprennent les uns les autres par les papiers qu’ils se prétent, et obligent quelquesfois les personnes ignorantes en ce mestier, à signer des actes contre leur propre cause, sans sçavoir le dommage qu’ils se font. Mais ceste remarque estant assez ordinaire en toutes les actions de la vie, ne manque presque jamais dans les traictez d’Estat, qui se font entre les Politiques. C’est là que le moindre advis qu’on donne est serieusement profité, où les paroles que l’on exige font autant de pieges pour surprendre celuy qui les dit, et où la cognoissance qu’on a prises des forces d’un Estat, pendant la bonne intelligence, sert à sa ruyne, dés que les interests sont partagez. C’est pourquoy dans les affaires du monde, il faut du moins prendre garde à ne dire, ou à ne faire rien, qui nous puisse nuire, principalement si nous avons à traicter avec des personnes suspectes. Car bien que toutes nos adversitez soient dures à supporter, celle-là neantmoins l’est plus que les autres, qui nous vient par nostre imprudence, pource qu’avec l’amertume de sa douleur, elle nous cause encore celle de nostre repentir.