(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XLI. Du Cerf, et du Chasseur. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XLI. Du Cerf, et du Chasseur. »

FABLE XLI.

Du Cerf, et du Chasseur.

Le Cerf se mirant dans une claire fontaine, prenoit plaisir à loüer ses grandes cornes, comme au contraire il se vouloit mal d’avoir les jambes si gresles et si deliées. Mais pendant qu’il s’amusoit ainsi à se contempler, et à faire ce jugement de soy-mesme, il survint un Veneur, qui luy fit prendre la fuite plus viste que n’est le vent. En mesme temps se sentant poursuivy des chiens, il se jetta dans une forest espaisse, où ses cornes se prirent aux branches d’un arbre, et ce fut alors, que se dédisant de son opinion, il se mit à loüer ses jambes, et à blasmer ses cornes, qui avoient esté cause de sa prise.

Discours sur la quarante-uniesme Fable.

Ce n’est point de la hauteur de tes cornes que tu dois faire tant de vanité, ô animal inconsideré. Le principal avantage que t’a donné la Nature ne consiste pas en cela : C’en est bien un plus grand pour toy, d’avoir la legereté de tes jambes. Tu verras bien-tost à quel poinct sont empeschants ces grands Andoüillers dont tu te vantes, et par mesme moyen tu donneras une belle instruction aux hommes, de ne mettre leur avantage en la vaine monstre des grandeurs et des richesses, mais en la tranquilité de leur ame. En effect, ce qu’ils desirent le plus, est quelquefois ce qu’ils devroient apprehender d’avantage. Ceste éminence de Fortune, dont ils se piquent si fort, n’est que trop souvent la pire de leurs ennemies, à cause des Envieux qu’elle leur suscite. Que cela ne soit, tous ces Roys que nous avons nommé dans le discours precedent n’auroient jamais reçeu de disgrace par les mains de leurs Ennemis, si leur grandeur n’eust attiré leur ruyne. L’avarice n’eust pas infecté de son venin le Royaume de Mexique et du Perou, si leurs habitans n’eussent eu de l’or et de l’argent en une prodigieuse abondance. Le pays de Chile, des Sauvages, de la Floride, et des Patagons, n’a point esté déchiré de troubles, pource qu’ils n’estoient point opulents ; ils doivent leur salut à leur pauvreté, et n’ont point eu d’autre conservatrice qu’elle. Nous ne voyons pas en aucune Histoire, qu’Itacque ait oncques esté assaillie, à cause qu’elle estoit sterile ; Et au contraire, nous sçavons que l’Isle de Chipre, la Sicile, la Troade, et toutes les plus fertiles contrées de la Grece n’ont jamais eu que des troubles. Ce qui a fait descendre des Pays du Nort ces deluges innombrables de Gots, de Cimbres, de Teutons, de Vandales, de Huns, de Normands, et d’Avares, ç’a esté la douceur de nostre climat ; au lieu que jamais nous ne nous sommes rencontrez devers l’Aquilon, affin d’aller conquerir les Estats de ces Peuples esloignez de nous, pour en avoir esté destournez par la rigueur d’un hyver perpetuel. Ce qui se dit des exemples generaux, doit, à mon jugement, estre entendu des particuliers : Car les embusches que nos Envieux nous tendent, et les factions que les meschants trament contre nous, viennent de nostre seule prosperité : Ceux qui vivent dans une mediocre fortune n’attirent point contr’eux la calomnie, ny l’usurpation, non plus que les brossailles ne sont pas si sujettes aux coups de coignée, que les grands arbres. Ne mettons donc point en compte, si nous sommes sages, nostre puissance, ny nostre bien, comme la vraye et parfaicte felicité, mais faisons la plûtost dépendre de l’innocence de la vie.