(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XL. De l’Asne, et du Cheval. »
/ 74
(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XL. De l’Asne, et du Cheval. »

FABLE XL.

De l’Asne, et du Cheval.

Le Cheval richement harnaché, s’en alloit courant par les ruës, et faisoit retentir l’air de hannissements, lors que rencontrant un Asne chargé, qui nuisoit à sa course, il s’enflamma de colere ; et s’estant mis à ronger son frain tout plain d’escume ; « Lasche et paresseux animal (luy dit-il) es-tu bien si hardy, que de servir d’obstacle au Cheval ? va t’en bien viste d’icy, autrement je te fouleray aux pieds ». Ces parolles effrayerent l’Asne ; et l’effrayerent si bien, que n’osant ouvrir la gueule pour braire il se retira, et luy fit place tout bellement. Cependant le Cheval se remist à courir, et fist un si grand effort, qu’il s’ouvrit l’ayne. Alors n’estant plus propre à la course ny à la parade, il fût despouïllé de son riche harnois, et vendu à un chartier. Le lendemain l’Asne l’ayant rencontré comme il traisnoit la charrette ; Et quoy compagnon, dit-il, en quel équipage te voilà ? où est ta selle dorée ? où tes belles bardes ? ou ton mords si reluisant ? Certainement mon amy, il ne t’en pouvoit pas prendre autrement à cause de ton orgueil.

Discours sur la quarantiesme Fable.

Ce ne sont pas les plus hautes instructions des Philosophes, qui disposent au mespris de la mort, et à la souffrance des calamitez. Il y en a bien d’autres plus relevées, et plus difficiles à pratiquer, à sçavoir celles de ne s’eslever point dans la prosperité. C’est où le pas de la moderation à l’extremité est tous-jours glissant, et où la Vertu a grandement à combattre. Car comme il est plus aisé de pousser un cheval à toute bride, que de le retenir au milieu de la Carriere ; il est de mesme bien plus difficile de dégourdir nostre ame contre les miseres, et la porter dans le chemin de la consolation, que d’arrester tout à coup ses mouvements, quand la bonne Fortune l’emporte avec violence au delà de ses limites. Et comme ceux qui naviguent à pleines voiles, avec un vent fraiz et favorable, courent plus de hayard d’eschoüer contre une coste, que ces autres qui vont à contre-vent, et à l’ayde de la Bouline ; ainsi les hommes du monde, à qui la Fortune rit de toutes parts, sont bien moins à couvert du danger, que ces Esprits constants, mais infortunez, qui lutte sans cesse contre la calamité. La principale raison que je puis alleguer de cela, c’est que ces derniers ont plusieurs consolateurs, qui par leurs fortes persuasions, leur aydent à surmonter l’ennuy qui les attaque, et les divertissent le mieux qu’ils peuvent ; Comme au contraire ces courages audacieux qui sont en un estat de prosperité, attirent sur eux de tous costez le peril, l’Envie, et la hayne, à cause qu’ils n’ont personne qui reprime leur humeur altiere, et qu’il les fasse souvenir de leur condition. Ils ne sont pas si heureux que les Roys d’Egypte, qu’on alloit advertir tous les matins de la fragilité de leur nature, en portant une teste de mort dans leur chambre. Ils ne sont pas si prevoyants qu’Agathocles, qui se faisoit servir en vaisselle de terre, pour apprendre à n’oublier que son pere la faisoit, et par consequent à ne s’enfler jamais outre mesure des prosperitez qui luy survenoient. Au contraire d’avoir toutes ces aydes pour devenir honnestes gents, il arrive la pluspart du temps que nous avons des parents ou des amis, qui pour mieux participer à nostre fortune, nous conseillent follement de la porter au delà de l’impossible, au lieu que s’ils nous aymoient veritablement, ils nous prescheroient sans cesse la moderation, et tascheroient de retenir nos ames dans les limites de la modestie. Il y a encore une autre raison, pour laquelle il est plus aisé de demeurer vertueux dans l’adversité que dans le bien estre. C’est que la pluspart des afflictions, ou nous envoyent à la mort, ou nous en approchent, ou du moins elles nous en font ressouvenir, et representent assez bien son image à nostre pensée. Or est-il que ce n’est pas une chose beaucoup difficile de se souvenir de ceste derniere fin, à raison de la peut qu’on a des peines et des recompenses qui la suyvent. Ce qui arrive non seulement aux Chrestiens, mais encore à ceux des autres Religions, pource qu’elles promettent toutes des felicitez ou des supplices apres ceste vie. Mais quant à la bonne Fortune, elle a cela de mauvais, qu’estant ordinairement accompagnée de la santé, elle nous fait considerer les malheurs de si loing, que nous les jugeons petits, et hors de mesure pour nous pouvoir approcher. L’on peut adjouster à cela une troisiesme cause, qui est tirée de nostre volonté propre. Car ceste mesme Nature aymant sa conservation et son bien estre, arme nos desirs contre les traverses qui nous attacquent, et nous fait souhaitter ardemment de nous en voir bien-tost garantis. Ce qui estant une fois conclud, presque toutes les operations de nostre entendement nous conduisent à la voye de la mediocrité, c’est-à dire, au chemin de la Vertu, au lieu que les grands biens charment visiblement nostre volonté, et la font noyer et perdre dans leurs delices, sur le poinct qu’elle en desire l’accroissement. Comme il est donc mal-aisé de reprimer un excés de joye, il est plus facile aussi de se detracquer de la Vertu au milieu des prosperitez, que dans les contraires évenements de la Fortune. Pour remedier de bonne heure à toutes ces choses, proposons-nous sans cesse devant les yeux l’exemple de la mort, la fragilité de nos jours, et l’inconstance de la Fortune, qui n’a jamais si bien favorisé quelqu’un, qu’il ne luy ayt donné le change bien-tost apres. Voyons à ce propos la honteuse fin de Polycrates Samien, qui ayant eu toutes choses à souhait, jusques à trouver dans le ventre d’un poisson un anneau qu’il avoit expressément jetté dans la Mer, afin qu’il eût sujet de s’en attrister, fût à la fin pendu en public, par le commandement d’un Satrape du Roy de Perse. Voyons Cresus, ce puissant Roy de Lydie, attaché sur un bucher, apres avoir vescu plus heureusement que tous les hommes de son âge. Considerons les orgueilleuses pompes de Darius, abattuës par la bonne fortune d’Alexandre, et les richesses du grand Roy Porus, tombées en la puissance de ce Vainqueur. Voyons Alexandre mesme en l’âge de trente-trois ans empoisonné par un de ses Favoris, dans le comble de ses victoires, et de ses glorieuses conquestes. Que si cela ne suffit, tournons la medaille, et nous en verrons encore des preuves en la personne de Jugurtha, de Persée, de Mithridates, Roy de vingt-deux Royaumes, et de plusieurs autres Princes, de qui les Sceptres et les Couronnes servirent anciennement de riches trophées au Capitole, et de precieuses marques d’honneur au grand Empire Romain. En vain tous ces courages ambitieux couvrirent la Mer de vaisseaux, et la terre d’un prodigieux nombre de Soldats, si pas un de ces Elements ne pût supporter leur convoitise excessive. L’insolence de Xerces en servist d’une preuve bien évidente, en ce que le mesme Ocean qu’il menaçoit temerairement, ne rabatist rien pour tout cela de sa violence ordinaire. Il en prit de mesme qu’à luy à plusieurs Monarques ses imitateurs, qui eurent à peine apres leur mort autant de lieu qui leur en falloit pour leur sepulture, apres avoir voulu conquerir toute la terre durant leur vie. Mais si laissant à part toutes ces Histoires, qui sont si fameuses dans l’Antiquité, nous en voulons alleguer de plus recentes ; Où trouvera t’on de fortune plus diversement meslée de bien et de mal que celle de l’Empereur de Trebizonde, de Bajazet, de Solyman, de François I. de Charles V. et de plusieurs autres ? Bref, où est le Prince où le particulier, qui n’éprouve consecutivement le bon et le mauvais sort, et ne voye succeder la pluye au beau temps, ou le calme à la tempeste ? Cela nous apprend à souffrir patiemment nos afflictions par l’espoir d’une future prosperité ; et à n’estre si altiers par la jouyssance des biens presents, que de n’apprehender pas les maux à venir : C’est à quoy nous convie le sage Esope, par l’exemple de ce Cheval temeraire et presomptueux, qui dés le lendemain de son triomphe, fût attaché à la charruë, et assujetty aux risées de l’Asne, qu’il avoit si fort mesprisé le jour precedent.