(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXIX. Du Loup, et du Renard. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXIX. Du Loup, et du Renard. »

FABLE XXXIX.

Du Loup, et du Renard.

Le Loup ayant fait des provisions pour un assez long-temps, menoit une vie oysive, quand le Renard qui s’en apperçeut le fût visiter, et luy demanda la cause de son repos. Le Loup se douta tout aussi-tost, qu’il avoit envie de luy joüer quelque tour de souplesse, et qu’il n’en vouloit qu’à la mangeaille ; de maniere que pour le renvoyer, il feignit qu’il se trouvoit mal, et que c’estoit la cause qu’il se reposoit ; luy disant au reste, qu’il l’obligeroit fort de s’en aller prier les Dieux pour sa santé. Ce procedé du Loup dépleut au Renard, qui bien fasché de n’estre venu à bout de ses intentions, s’addressa finement à un Berger, et luy conseilla de s’en aller à la taniere du Loup, l’asseurant qu’il luy seroit facile d’accabler cét ennemy, pource qu’il ne se doutoit de rien, et ne se tenoit point sur ses gardes. Le Berger s’en alla donc assaillir le Loup, et fit si bien qu’il le tua, tellement que par cette mort le Renard demeura Maistre, et de la taniere, et de la proye. Toutesfois comme sa perfidie estoit grande, la joye qu’il en reçeut ne fut pas aussi de longue durée : car un peu apres le mesme Berger le prit, et le tua.

Discours sur la trente-neufviesme Fable.

De toutes les passions qui ont accoustumé de ronger l’esprit des hommes, il n’y en a point de plus detestable que celle de l’Envie. Cette Furie, fatale aux peuples et aux familles, arma Cain contre Abel, Etheocle contre Polinice, et Romulus contre Remus, encore que la nature les eût lié pour jamais des sacrez interests du parantage. C’est elle-mesme qui a donné la source aux plus grandes inimitiez du monde, qui a mis mal le pere avec les enfants, la fille avecque la mere, et bref qui a comblé tout l’Univers de misere et d’inconuenients. Or quoy qu’elle soit extrémement execrable et hydeuse de sa nature, si a-t’elle une chose excellente en soy, à sçavoir la punition tres-juste du peché mesme qu’elle fait commettre. Car toutes les autres passions illicites contiennent pour le moins quelque apparence de plaisir, et recréent l’esprit d’une douce imagination, ou par l’espoir de posseder ce qu’il desire, ou par le souvenir d’en avoir joüy. L’amour, quelque amertume qu’il ayt, nous conduit toutesfois par des chemins assez agreables, et joüyt le plus souvent de l’object auquel il est addressé. Que s’il mesle des espines à ses roses ; s’il apporte de l’impatience avant la possession, et de la jalousie ou du dégoust apres ; Si, dis-je, il n’a point de bien qui ne soit meslé de plusieurs maux, pour le moins nous donne-t’il ce contentement d’estre quelquefois à nostre aise, et de ne nous plaindre pas tousjours de luy. Quant à la haine, n’est-elle point elle mesme voluptueuse ? N’y a-t’il pas du plaisir à se promettre qu’on se vangera, et de la douceur à l’executer ? L’esperance n’est-elle point de soy capable de consoler, et de faire vivre ? La joye n’a-t’elle pas de merveilleux charmes ? Le desespoir mesme, et la douleur, n’ont-ils point je ne sçay quoy de doux, qui se mesle à leurs plus sensibles amertumes ? Mais quant à l’Envie, elle est la seule chose du monde qui n’est susceptible d’aucun repos, ny d’aucune consolation. Elle naist en mesme temps que les plaisirs des autres, et se tourne en rage à mesure qu’ils prennent accroissement : mais elle ne cesse pas quand ils deviennent calamiteux, car nous avons tous-jours peur que ceux que nous envions ne se relevent apres leur cheute ; pource que cela se peut en effect, à cause des changemens ordinaires de la fortune. Que si elle les a mis en un estat si déplorable, qu’ils soient sans esperance de ressource, encore ne nous arrestons-nous pas là : Ce n’est pas un sujet de consolation pour nous, car en mesme temps ceste peste que nous couvons dans l’ame, cherche de nouveaux objects pour se nourrir, et s’addresse aux prosperitez des autres hommes. C’est une hydre renaissante de soy-mesme. Elle s’attaque sans cesse à ceux qu’elle cognoist vertueux, ou bien fortunez, et subsiste opiniastrément jusques à la mort. Bref, il n’y a point, comme dit Horace, de pire bourreau que celuy-là. Les Tyrans de Sicile n’ont jamais inventé de tourments semblables à ceux qu’elle nous donne ; De sorte que le Poëte Martial en conseillant à ses Envieux de s’aller pendre, sembloit user d’un charitable advis envers eux, pource qu’il n’y a point de mort plus cruelle que la violence de ceste peste : Aussi a-t’elle tous-jours esté si fort en horreur aux honnestes gents, qu’à peine trouverons-nous un Autheur qui ne l’ayt peinte si odieuse, que Tisiphone mesme paroistroit aymable auprés d’elle. Mais les Poëtes sur tout ont fort bonne grace, quand pour nous la faire haïr, ils s’estudient à la descrire. Ils la font pasle, et tremblante comme la faim, meurtriere comme la Parque, maigre comme la Phtisie, affreuse comme la Mort, injuste comme l’Ambition, et surveillante comme l’Avarice : Bref, ils luy donnent à elle seule tous les defauts et toutes les laideurs que pourroient avoir les autres pestes mises ensemble. Au reste, ils tiennent que ses entrailles sont à demy rongées, et que toutesfois elles renaissent tous-jours ; Par où ils donnent à entendre l’étrange opiniastreté de ce tourment qu’ils nous figurent par le supplice du Geant Titius, à qui un Vautour ronge sans cesse le cœur. Or ce qu’ils nous representent ce corps énorme et prodigieux, de l’étenduë de neuf arpents de terre, c’est affin de nous donner à cognoistre le grand pouvoir que ceste Fureur a dans le monde, et combien elle y est amplement establie. Que si l’on vouloit comparer ensemble l’Envie, et le remords de la conscience, l’on trouveroit asseurément que celuy-cy est mille fois plus desirable que celle-là. Car estant veritable que le remords suit ordinairement le peché, l’on peut dire aussi, sans mentir, qu’il est presque tous-jours l’avant-coureur de la penitence. L’Envie au contraire, est le peché mesme, voire le pire de tous les pechez ; veu qu’elle en ameine apres soy une infinité d’autres, qui font horreur à mon imagination. Combien de fois, ô bon Dieu ! a-t’elle renversé des Royaumes florissants ? combien de fois a t’elle envenimé les familles des Potentats ? quels crimes n’a-t’elle pas commis ! et quels maux ne luy verra-t’on point faire ! Mais pendant que je m’esgare apres ces vaines exclamations, je laisse en arriere nostre Autheur, qui nous veut monstrer par la meschanceté du Renard, que les personnes atteintes de ceste maladie contagieuse, n’ont jamais de repos en leur ame qu’elles n’ayent brassé quelque embusche à ceux qu’ils envient. Tels furent les déportements du perfide Ganes, qui voyant fleurir en gloire et en vertu les unze Pairs ses Compagnons, veilla jour et nuict à leur commune ruyne, et fit amitié avec les Roys Sarrasins, tout de mesme que le Renard la fait icy avec un Berger, pour l’obliger à surprendre le Loup qu’il envioit. Mais ce Traistre ne porta guere loing la peine de son forfaict, non plus que l’infidele Renard ; Car il fût puny de la façon qu’il le meritoit, et se trouva compagnon de la disgrace qu’il avoit procurée.