(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXVI. Du Cheval, et du Lion. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXVI. Du Cheval, et du Lion. »

FABLE XXXVI.

Du Cheval, et du Lion.

Le Lion s’en alla trouver le Cheval, à dessein de le manger ; Mais pource qu’il n’en pouvoit pas venir à bout si facilement, à cause que la vieillesse avoit beaucoup diminué de ses forces, il s’advisa d’un plaisant moyen pour executer son entreprise. C’est qu’il contrefit le Medecin, et commença d’entretenir le Cheval de divers discours. Mais luy, qui recognût cette fraude, trouva moyen de luy en apposer une autre. Il feignit donc, que passant naguere à travers des ronces, il s’estoit fourré bien avant dans le pied une grosse espine, et pria ce nouveau Medecin de la luy arracher. Le Lion en demeura d’accord, et mesme il se mit en devoir de le faire ; Mais le Cheval luy fit quitter bien viste cette besongne : car il le frappa droict au front de toute sa force, et s’enfuyt à mesme temps. Le Lion, qui de ce coup estoit presque demeuré sur la place, estant à la fin revenu à soy ; « Malheureux que je suis », dit il, « que je porte à bon droict la peine de ma sottise ! et qu’à bon droict aussi le Cheval s’est eschappé, car il a vengé la fraude par la fraude mesme ».

Discours sur la trente-sixiesme Fable.

Comme la Fable precedente contient la mesme Allegorie, qu’une de celles que nous avons des-ja traitées ; Aussi pouvons-nous dire, que celle-cy a quelque ressemblance avecque la Fable du Renard et de la Cygogne, en laquelle la ruse fust payée par la ruse. Il est vray neantmoins qu’elle contient je ne sçay quoy de plus important que l’autre, qui ne touche que la mocquerie, au lieu que celle-cy a pour object les perfides attentats de nos Ennemis. Ce n’est point une affaire de jeu, que l’entreprise de ce vieil Lion. Il a resolu d’esgorger le Cheval, et de se repaistre de son sang. Mais comme la force vient à luy manquer, à cause de son extraordinaire vieillesse, il veut s’ayder de la ruse, et oublier pour quelque temps qu’il est Lion, c’est à dire, le plus genereux de tous les animaux. Ce qui nous apprend que les personnes les plus vigoureuses, deviennent apprehensives par l’âge, à cause, comme nous avons dit cy-dessus, du refroidissement de leur sang. De plus, nous pouvons remarquer par là, que ceux qui en leur jeunesse ont aymé la cruauté, sont plus que jamais travaillez de la soif du sang humain, quand ils viennent au decours de leur âge, à cause de l’étrange accroissement que prennent en eux peu à peu, les apprehensions et les mesfiances. Cela se verifie par l’exemple de Tybere, qui n’exerça jamais tant de cruauté, que dés le temps qu’il se fust retiré dans l’Isle Caprée. Herode tout de mesme donna plus de preuves de sa ferocité dans le lict de la mort, qu’il n’en avoit donné auparavant, jusques à faire égorger son propre fils Antipater, et à commander serieusement, qu’à son heure derniere l’on fist un massacre general, pour obliger tous ceux de la Ville à pleurer, en les interessant par leur propre perte. La mesme ardeur de sang se redoubla en Mahomet second, en Tamberlan, en Louys unziesme, et en Philippe second, sur le declin de leur âge. Mais revenons à nostre Allegorie. Par le déguisement du Lion en Medecin, nous est donnée une sage instruction de prendre garde aux aguets de nos Ennemis, et nous mesfier principalement des personnes, qui empruntent contre leur ordinaire, le masque de leur feinte pieté. Ce que fist fort adroitement le Cheval de nostre Autheur, quand il rencontra son salut dans la propre ruse de nostre Ennemy, qui fut une chose tellement juste et adroicte, que le Lion mesme ne trouva point d’occasion de l’en blasmer, et ne se plaignit que de soy-mesme en son inconvenient. Nous voyons par là que les meschants sont d’ordinaire enveloppez dans leurs propres menées, et portent presque tousjours le dommage qu’ils veulent faire tomber sur autruy. Tesmoin ce Comte mal-advisé, qui perdit la vie et l’honneur en l’execrable trahison qu’il avoit tramée contre la Duchesse de Savoye ; tesmoin la factieuse ligue des Zegris, contre les Abensarades dans le Royaume de Grenade, d’où ils eurent bien l’avantage de chasser ceste genereuse Noblesse, mais aussi furent ils mis à une entiere destruction, quand la ville de Grenade fust saccagée ; tesmoin encore la fin du traistre Ganes, et une infinité d’autres exemples, qu’il est à propos d’oublier icy, de peur d’ennuyer le Lecteur par la repetition d’une seconde lecture.