(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXIV. Du Singe, et du Renard. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXIV. Du Singe, et du Renard. »

FABLE XXXIV.

Du Singe, et du Renard.

En une assemblée que firent jadis les bestes sauvages le Singe sauta si joliment, qu’il fust creé Roy, presque par le consentement de toute la compagnie Mais le Renard envieux de cette nouvelle dignité s’avisa de le mener en une fosse, où il venoit de remarquer un lopin de chair attaché à des lacs ; Comme il le vid tout auprés ; « tu sçais bien », luy dit-il, « que les thresors appartiennent aux Roys. Puis donc que tu és nostre Roy, prens toy-mesme le thresor qui est caché là dedans ». Le Singe, sans marchander d’avantage, creut le Renard, et entra follement dans la fosse, où il tomba aussi-tost dans les pieges. Comme il se sentit pris, et trompé si vilainement, il se mit fort en colere, et en imputa toute la faute au Renard, qui sans s’esmouvoir autrement de ses paroles : « O pauvre fol », luy dit-il de fort bonne grace, « qu’avecque peu de raison tu as crû meriter un empire sur autruy, puis que tu n’as sçeu commander à toy-mesme ».

Discours sur la trente-quatriesme Fable.

Je ne raporteray pas tant l’Alegorie de ceste Fable à l’envie et à la malignité du Renard, qu’à l’impertinence des autres animaux tant pource qu’aux discours precedents j’ay assez parlé contre les personnes envieuses du bien d’autruy, qu’à cause qu’il me semble veritablement qu’Esope luy fait joüer icy le personnage d’un homme sage et consideré, plustost que d’un meschant ; et qu’au contraire il represente en la sottise des autres animaux, celle que commettent fort souvent les hommes, à sçavoir de donner les grandes charges aux mal habiles. Par mesme moyen, il blasme en la personne du Singe, ceux qui n’ont pas la capacité de s’entre-mettre au gouvernement des affaires, et qui l’entreprennent toutefois, pource qu’ils s’en estiment capables. Or encore que cecy touche aussi bien les dignitez subalternes, que les souveraines, et qu’aux Estats successifs, comme le nostre, le sens mystique de ceste Fable n’ait lieu que pour les charges inferieures à la personne du Monarque ; si est-ce que nous prendrons pour ceste heure le discours au pied de la lettre, et ne nous arresterons qu’à l’election des Roys, puis que nostre Autheur ne parle que d’eux en sa narration. Il feint donc que le Singe est creé Roy par les autres animaux, à cause de la gentillesse de ses gambades : puis il assujettit ce nouveau Roy aux malicieuses finesses du Renard, qui le fait le joüet de tout son Peuple. Je me souviens à ce propos d’avoir leu, qu’au commencement des choses, quand il fût question d’establir en châque lieu une forme de Gouvernement, les Peuples jetterent d’abord leurs yeux sur les belles personnes, pource qu’elles frappent ordinairement avec esclat, l’imagination de ceux qui les considerent. Quand donc les Peuples estoient encores grossiers, et mal policez, ils déferoient la Couronne à la seule beauté corporelle, comme insensibles aux charmes de l’autre, ou plustost pource que la beauté de l’ame n’estoit pas encore en lustre, à cause de l’ignorance des hommes, et de leur raisonnement. Mais la revolution des temps fist qu’ils se détromperent enfin, quant à l’excellence du corps, et trouverent qu’il y avoit une plus noble et plus loüable qualité en nous, à sçavoir la cognoissance des choses, et la veritable force de l’ame ; Qu’au reste, ceste derniere faculté n’alloit pas tousjours conjoinctement avecque les graces corporelles, mais qu’on voyoit d’ordinaire les belles personnes foibles et stupides ; et au contraire quantité de corps monstrueux, doüez d’un entendement extraordinaire. Toutesfois ces hommes n’avoient pas encore assez fait de progrés dans le discours : Ils ne s’estoient pas encore portez assez avant dans l’estude des Arts, pour occuper le souverain commandement par prudence, plustost que par une autre raison. Et neantmoins ils ne laissoient pas de trouver je ne sçay quoy de contemptible en la beauté corporelle. Il escheut donc aux plus forts d’oster la possession des choses aux beaux hommes, et de se faire Roys eux-mesmes, par une maniere de tyrannie. Mais le monde se raffinant peu à peu, commença d’avoir en haine ceux qui regnoient par la force, comme il avoit auparavant mesprisé les autres, qui ne regnoient que par la beauté ; de façon que les hommes sages, c’est à dire, ceux qui parvindrent à une plus haute cognoissance des choses, conspirerent à debusquer les forts, et à les jetter dans des pieges, d’où toutes leurs fougues, ny toutes leurs violences ne les sçeurent jamais tirer. Or de ces Sages, qui avoient atteint plus que tous les autres à la perfection humaine, qui est le raisonnement, les uns mirent la forme de leur Gouvernement entre les mains de plusieurs, et les autres s’attribuërent à eux tous seuls le pouvoir de commander, et ses derniers se nommerent Monarques ou Roys. Quant à ceux qui communiquerent à beaucoup de personnes l’authorité des affaires, les uns eurent égard aux plus gents de bien, et aux plus vertueux, et formerent l’Aristocratie. Les autres se donnerent plus de soing de la multitude, et voulurent prevenir les murmures de la populace, qu’ils trouvoient tumultueuse et violente, de façon que ils constituërent l’Estat Democratique. Or de dire maintenant en quoy consiste chacune de ces Republiques, cela n’est ny de nostre loisir, ny de nostre institution. Il suffit d’avoir monstré l’intention du sage Esope, à sçavoir que les gents bien avisez n’ont jamais creu que la Souveraineté se peust acquerir par le seul merite du corps, mais qu’au contraire, elle estoit deuë aux excellentes parties de l’ame.