(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXIII. De la Fourmy, et de la Mouche. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXIII. De la Fourmy, et de la Mouche. »

FABLE XXXIII.

De la Fourmy, et de la Mouche.

La Mouche, et la Fourmy eurent un jour brouïllerie ensemble. L’une se vantoit d’estre noble, et de voler comme les Oiseaux ; de frequenter chez les Roys, d’estre toûjours en festin, et de n’avoir rien à faire ; au lieu que l’autre estoit de basse naissance, ne faisoit que ramper à terre, ne se nourrissoit que de quelques chetifs grains qu’elle rongeoit, ne beuvoit rien que de l’eau, et se tenoit tout le jour cachée dans les Cavernes. Mais pour response à ces objections, la Fourmy disoit, que pour son particulier elle se contentoit fort de son extraction, qui n’estoit pas si vile que la Mouche la faisoit ; qu’une demeure arrestée luy plaisoit autant qu’à elle une façon de vivre inconstante, et mal asseurée ; que les grains de bled dont elle se nourrissoit, et l’eau des fontaines, luy sembloient d’aussi bon goust, qu’à son ennemie ses pastez et ses vins delicieux ; qu’au reste elle joüyssoit de tous ces biens par un honneste travail, et non par une infame paresse. Avecque cela, elle se disoit estre toûjours joyeuse et en seureté, aymée de tous, et le modele du vray travail : qu’au contraire, la Mouche estoit en un perpetuel danger, odieuse à un chacun, et finalement l’exemple de la faineantise. Elle adjoustoit pour conclusion, que le souvenir de l’hyver l’obligeoit à faire ses provisions en esté, au lieu que la Mouche vivoit du jour au lendemain, et qu’ainsi il falloit necessairement qu’elle mourust, ou de faim, ou de froid.

Discours sur la trente-troisiesme Fable.

La dispute qui survient entre la Mouche et la Fourmy, à cause de leur Noblesse, et de l’excellence de leur condition, ressemble aucunement à celle que nous avons des-ja remarquée du Rat domestique, et du Rat champestre. Elles aboutissent toutes deux à conclurre qu’une honneste mediocrité joincte au repos et à l’asseurance, est preferable aux pompes et aux richesses mal establies. D’un costé la Mouche plaide la cause des gents de Cour, et de ces Ambitieux, qui ne vivent que pour l’orgueil, ou pour le luxe, et songent tant seulement à faire voir leur magnificence à leurs semblables. Elle allegue la sublimité de son vol, et mesprise au contraire les routes que la Fourmy fait sur la terre, representant la grandeur de sa race, et les hauts tiltres dont elle est de long-temps illustre. Puis, elle se vante d’habiter dans les Palais, et reproche à l’autre de ne se cacher que dans les Cavernes. En un mot, elle estale toutes ses delices, et se mocque du travail perpetuel où est la Fourmy, pour gagner bien petitement sa vie. Voylà tout ce qu’elle peut dire en faveur des personnes vaines, qui ne consiste, à mon advis, qu’en certaines choses, encore sont-elles foibles, et fort peu considerables. Voyons maintenant si la Fourmy n’a rien à respondre, ny à objecter. Premierement elle s’advoüe moins noble à l’opinion du monde, que n’est la Mouche. Mais elle n’est pas moins noble à la sienne, puis qu’elle est contente. Car la vraye et parfaicte Noblesse procedant de la Vertu, et derechef toute Vertu consistant en la moderation, celuy-là, sans doute, aura plus de Noblesse, qui sera le plus moderé. Quant à ceste liberté de voler dans les airs, que la Mouche s’attribuë, celle-cy l’impute à legereté, donnant à entendre par là, que les hommes qui vont dans le grand air, c’est à dire qui se jettent dans la haute volée, sont pour l’ordinaire sujets à l’inconstance. La raison n’en est pas difficile à conçevoir : car estans obligez de se plier selon la volonté des Souverains, il faut de necessité, qu’ils renoncent souvent à la leur, et par consequent qu’ils joüent à mesme temps divers personnages. Pour ce qui est des delices, dont se vante l’impertinente Mouche, qui sont, les beaux et spacieux logements, les viandes exquises et delicates, les vins excellents, et quantité d’autres douceurs, qui accompagnent la vie des personnes relevées en condition ; la sage et prevoyante Fourmy a beaucoup de choses à y respondre, principalement qu’elle n’est point au dessous d’elle en cela, puis qu’elle ne l’envie pas. Car c’est une maxime reçeuë parmy tous les gents d’esprit, que l’homme qui ne desire point une chose, n’est pas moins heureux, que celuy qui la possede. De plus, elle compte aussi les delices de sa sobrieté : elle allegue la pureté de ses fontaines, et le goust naturel de ses grains, par où il semble qu’elle nous apprend, que la vraye volupté ne consiste pas dans le trop, mais dans le mediocre ; Et que ceux-là sont bien plus heureux qui sçavent en tout temps se garantir des excés, que ces autres qui en peuvent tousjours faire. Au sur plus, elle se vante à bon droict d’estre joyeuse et tranquille, au lieu que la Mouche n’est jamais que dans une tumultueuse impatience, et ne cesse de se plaindre ; En cela semblable à la pluspart des Courtisans, et des hommes intemperez, qui clabaudent sans fin contre les Grands, et les accusent d’ingratitude. En suitte de tout cecy, la Fourmy estale la petite provision qu’elle fait en esté, avec un travail honneste, qui n’est accompagné de violence, ny de chagrin. Au contraire, elle reproche à son ennemie, qu’elle faict mestier d’escornifler, que sa paresse la reduit à la mercy d’autruy, et à vivre, comme l’on dit, du jour à la journée, sans donner ordre à s’empescher de mourir de faim en temps d’hyver. En quoy, certes, elle presage le destin de ces infortunez Courtisans, qui se trouvent n’avoir rien amassé pendant leurs belles années, pour soulager l’incommodité de la vieillesse, et sont contraints de souhaitter la mort pour les calamitez de leur vie. Finalement la Fourmy allegue le meilleur de tous ses avantages, à sçavoir la seureté. Car, dit-elle, je ne suis point sujette à estre chassée, ou mise à mort dans les Palais. Je n’achepte point si cher une chetive volupté comme la tienne : ma vie est esloignée de toute sorte de troubles et de perils : Dans ma maison je ne meurs que d’une vieillesse tranquille, et qui est exempte de crime et de pauvreté. Voylà la fin de leurs disputes, qui nous fait voir clairement combien les raisons de l’une sont preferables à celles de l’autre. Ce que mesme ne des-advoüeront pas les Courtisants, ny les hommes engagez dans les plus importantes affaires d’un Estat, du moins si les corruptions où ils sont tous les jours enveloppez, leur laissent assez de vertu dans l’ame, pour dire au vray leurs sentiments. Aussi voyons nous que les grands hommes, qui ont pris le plus de part aux choses importantes et malaisées, sont ceux là mesme qui ont aussi le plus estimé la vie tranquille, et qui l’ont mise dans leurs escrits en un plus haut poinct de loüange et d’approbation. J’en appelle à tesmoins Plutarque, Seneque, Ciceron, et une infinité de Poëtes et de Philosophes, qui n’ont jamais eu tant d’esloquence, ny tant de charmes, qu’en escrivant les delices de la vie retirée. Il est vray que je ne sçaurois asseurer s’ils en parloient de ceste sorte, ou par aucun veritable sentiment qu’ils en eussent, ou pour monstrer combien ils le sçavoient dire agreablement, ou plustost par un caprice ordinaire aux esprits des hommes, qui est de n’estre jamais satisfaits de leur profession ; ce qu’Horace a fort bien sçeu remarquer par ces vers :

D’où vient, cher Mecenas, que nul n’est satisfaict
De ce genre de vie,
Que le Sort a voulu que la raison ait fait,
Ou mesme son envie.

Je ne sçay donc point quelle peut estre la cause du mescontentement de ces grands hommes. Mais je sçay bien qu’ils envient, ou qu’ils feignent d’envier les delices d’une vie particuliere, au lieu que les personnes retirées et solitaires ignorent pour la pluspart, et veulent constamment ignorer les delices des grands Seigneurs.