(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXII. De la Mouche, et du Chariot. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXXII. De la Mouche, et du Chariot. »

FABLE XXXII.

De la Mouche, et du Chariot.

Une Mouche s’estant arrestée sur un Chariot de ceux qui couroient dans une lice, où la poussiere estoit grande, tant à cause des chevaux, qui l’esmouvoient de leurs pieds, que du roulement des roües ; « O que je fay lever de poudre ! », s’escria t’elle.

Discours sur la trente-deuxiesme Fable.

Nous avons en butte en ceste Fable ceux qui s’attribuënt la gloire des actions d’autruy, quoy que de leur nature ils soient stupides et impuissants. Or encore que ce blasme touche generalement les hommes, et qu’ils s’attribuënt l’honneur de toutes leurs entreprises, au lieu de le donner à Dieu, qui est la vraye source et la legitime cause de tout ce qu’il y a de bien et d’honneste dans le monde ; Encore, dis-je, qu’ils soient tachez presque tous de ceste orgueilleuse espece d’ingratitude, si est-ce qu’il y en a qui s’y portent d’une inclination particuliere, et dérobent artificieusement l’estime des autres pour se la transferer. Les exemples de cela sont ordinaires dans les Estats, autant de fois qu’il se fait quelque action guerriere et advantageuse à quelque Royaume. Car infailliblement ceux qui ont commandé en de pareilles rencontres, ont accoustumé de briguer sous main l’honneur entier de l’advanture, et de rendre de mauvais offices à leurs Compagnons. Ils font parler hautement leurs serviteurs, et leurs alliez. Ils se servent mesme de la bouche des femmes pour publier leur propre loüange. Mais ce vice-là ne paroist pas seulement aux entreprises Martiales : Il triomphe bien souvent de ceux qui se plaisent le moins à la guerre. Ainsi voyons-nous que le Juge s’attribuë la gloire de l’autre Juge, et que le Medecin se vante de la cure qu’un plus sçavant que luy a le premier advancée. Les Poëtes mesme, et les Escrivains, se parent des despoüilles d’autruy, et transportent des feüillets entiers dans leurs ouvrages, jusques à s’accommoder des inventions des morts, affin que de ces lumieres qui semblent esteintes, et qui toutesfois ne le sont pas, leurs Escrits en reçoivent plus de vigueur et de vie. Ce fût ainsi qu’Homere s’ayda un peu trop familierement des Ouvrages d’Orphée et de Linus ; Virgile de ceux d’Ennius, et d’Homere ; Torquato Tasso et l’Arioste, de Virgile ; et Ronsard de tous ensemble. Je laisse à part les larcins qui se font de nostre temps, et me contente pour ceste fois de changer les exemples en raisons, pour confondre la vanité de ceux qui ne la puisent que chez autruy. Viens ça donc, ô Esprit trop affamé de reputation, et considere à quel poinct d’imprudence aboutissent tes fantasies. Si tu as à desrober quelque chose aux autres, pourquoy t’arrestes-tu à une fumée de vaine gloire ? Pourquoy ne t’occupes-tu à la poursuitte d’un bien plus solide, affin de justifier ton émulation ? Croy-moy, ne t’amuse pas à ce qui suit la Vertu, mais desrobe la Vertu mesme. Car en ce faisant, non seulement tu auras la possession d’un vray bien, mais aussi l’ombre que tu pourchasses ; c’est à dire, que la reputation te sera parfaictement acquise. Si ton compagnon en la conduitte d’une armée, ou d’une charge publique a merité de la gloire, ne la luy desrobe pas avec une envieuse malignité ; mais desrobe-luy, si tu peux, la vertueuse habitude avec laquelle il l’a meritée ; En ce faisant, tu auras aussi la mesme gloire. C’est le vray moyen de participer à l’estime d’un autre, que de prendre part à sa Vertu, autrement toute l’entreprise que l’on sçauroit faire pour devenir considerable, ne tourne qu’à honte et à confusion. La gloire ne se rapiece ny ne se rallonge pas, comme les habits desrobez. Il se faut rendre de la mesme stature de celuy à qui l’on veut succeder en ceste possession ; c’est à dire, qu’il faut faire d’aussi belles choses que luy-mesme. Quand on n’en use pas ainsi, on redouble sa honte, au lieu de grossir son estime : on sert de risée à ceux qu’on demande pour admirateurs : bref, on passe pour plus impertinent que la Mouche d’Esope, qui se vante d’avoir fait toute la poussiere de la lice. Je ne trouve, ce me semble, rien plus à propos dans tout l’ouvrage de nostre Phrygien, que ceste comparaison du Presomptueux à la Mouche. Car il n’est pas à croire combien grande est la foiblesse de ceste sorte d’esprits. Ils sont pleins de faste, et volages comme elle ; ils sont foibles et bourdonnent comme elle ; et quand ils auroient fait tout ce qu’ils disent, et merité la gloire qu’ils s’attribuënt, tous-jours n’auroient-ils excité que de la poussiere ; car la loüange des hommes n’est autre chose : Et comme dit un des meilleurs Esprits de nostre âge.

La gloire qui les suit apres tant de travaux,
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux.