FABLE XXIX.
Du Renard, et de la Cigongne.
Le Renard ayant invité la Cigongne à souper, versa sur la table tout ce qu’il avoit de viande ; Mais d’autant qu’elle estoit liquide, la Cigongne n’en pouvoit prendre avec son long bec : si bien que le Renard la mangea toute. Elle cependant se retira honteuse et faschée ensemble, de se voir ainsi trompée ; Toutesfois pour en avoir sa revenche, elle retourna quelques jours apres, et convia son hoste à disner : Elle luy servit donc quantité de bonnes viandes dans un grand bocal de verre ; Mais pource que l’entrée estoit fort estroicte, le Renard en eust seulement la veuë, et n’en peût jamais gouster : comme au contraire, il fut bien aisé à la Cigongne de tout manger.
Discours sur la vingt-neufviesme Fable.
Te crois-tu si remply de finesse, ô fallacieux Renard, que de pouvoir tromper impunément les gents▶ accorts, sans courir fortune d’estre toy mesme affiné ? Cét animal, qui n’est qu’une Gruë, te rend la pareille de fort bonne grace, et te fait porter la peine de ta mocquerie. Ne sçais-tu pas que chacun a son defaut, et chacun son avantage, et que si elle n’a peû manger des choses liquides sur une assiette, elle t’empeschera de manger des solides dans un bocal. Tu sers bien d’exemple à ces Artificieux, qui conversent parmy les hommes, pour leur apprendre que toutes les ruses ont leur contre-ruse, et qu’il est mal-aisé de faire profession de dupper tout le monde, sans estre duppé de quelqu’un ; ce qui est certes une chose honteuse aux maistres de ce mestier. Or qu’il ne soit vray que les mocqueurs sont quelquesfois le sujet d’une risée, outre que la commune experience le prouve, il y a des raisons qui le persuadent aussi. Car ou ils se mocquent en paroles, ou en effect ; ou par les actions de ceux qu’ils jugent comtemptibles et ridicules. Si c’est en paroles, à sçavoir en reprochant à un homme ses imperfections, il est mal-aisé qu’on n’ait quelque prise sur eux, puis que nul n’est parfaict en ce monde, et que chacun a un endroit par où il est sensible et defectueux, et par consequent sujet à la reprehension d’autruy. En quoy certes les grands Rieurs ont, comme je croy, moins d’avantage que les autres : Car encore qu’ils sçachent donner un coup de bec fort à propos, et de bonne grace, à cause de l’habitude qu’ils y ont acquise, si est-ce qu’ils ne laissent pas d’estre plus examinez que les autres, pour le grand nombre de ◀gents qu’ils obligent à cela, l’exercice desquels n’est que d’esplucher leur vie, afin de trouver où mordre à leur tour, et rendre la pareille à l’aggresseur. Aussi voyons-nous d’ordinaire que telle espece de gens est extrémement noircie en son estime, non seulement par de veritables remarques, mais par de fausses aussi : Car la colere de ceux qu’ils ont offensez les oblige quelquesfois à controuver mesme des calomnies pour se vanger. Quel avantage donc est ce aux Mocqueurs de s’exposer non seulement aux justes reproches, mais encore aux illegitimes, et d’attirer sur eux le blasme de ce qu’ils font, et de ce qu’ils ne font pas ? On les esclaire depuis le matin jusques au soir ; on les estudie à l’Eglise ; on les espluche à la table ; on prend garde à eux dans la maison ; on les guette parmy les promenades ; tout le monde leur est surveillant et ennemy. Ceux qu’ils ont raillez cherchent à s’en revencher, et tel qu’ils ne cognoissent pas, devient quelquesfois leur ennemy, par la seule apprehension qu’il se donne de leurs brocards. Au reste leurs amis mesme vivent avec eux, comme s’ils devoient un jour estre leurs ennemis, et s’attendent à rompre aux premieres mocqueries, ou pour le moins à s’aymer avecque mediocrité. Quant à l’autre maniere de se mocquer, à sçavoir, en effect, et par de veritables actions, elle retombe tout de mesme au desadvantage du Mocqueur. Ce qui procede, sans doute, de ce que toutes les affaires du monde ayant deux faces, comme ces Rusez peuvent deçevoir par l’une, ils peuvent aussi estre deçeus par l’autre ; et cela d’autant plus asseurément, que les paroles sont moins importantes que les effects. Car ceux qui ont esté veritablement affinez en une chose de consequence, s’estudient tout de bon à prendre leur revenche, pour se consoler de la perte qu’ils ont faite, et jetter dans la mesme fortune leur ennemy. C’est dequoy nous avons des preuves irreprochables dans les Histoires, où nous voyons par une infinité d’exemples, que la fraude tombe d’ordinaire sur son autheur, à cause qu’il se treuve toûjours quelque preservatif contre ce poison, pour dangereux qu’il puisse estre. Souvenons-nous donc de ces belles paroles de Salomon, . Il nous confirme le mesme en plusieurs autres endroicts, pour nous apprendre que les sentiers destournez, par où les Trompeurs se croyent sauver, les conduisent insensiblement en des precipices. Ce qui monstre assez, que c’est une chose tout à fait indigne d’une bonne ame, d’user de déguisement en ses affaires, si ce n’est d’avanture que l’on y soit convié par les fourbes et les artifices d’autruy.