FABLE XXVIII.
Du Laboureur et du Serpent.
Uu Laboureur fasché contre un Serpent qu’il nourrissoit, prit une cognée en main, et se mit à le poursuyvre. Mais le Serpent eschappa, non toutesfois sans estre blessé. Il arriva depuis, que le Laboureur estant devenu fort pauvre, et imputant la cause de ce malheur à l’offense qu’il avoit faite au Serpent, s’en alla vers luy, pour le prier de s’en revenir à son logis. Pardonne-moy luy respondit le Serpent, si je n’y puis retourner : car il n’est pas possible que je sois jamais en seureté avecque toy, tant que tu auras une telle coignée en ta maison. D’ailleurs, bien qu’il n’y ait plus de meurtrisseure en ma playe, si est-ce que le souvenir m’en reste encore.
Discours sur la vingt-huictiesme Fable.
C’est bien à faire aux belles ames de pardonner une injure, mais c’est aussi manquer de prudence, que de se fier derechef à ceux qui nous ont trompez. Pour nous figurer cette verité, le subtil Esope introduict en cette Fable le plus prudent des animaux, à sçavoir le Serpent, qui se despoüille bien veritablement de toute rancune contre le Laboureur qui l’a offensé, mais qui n’est plus resolu de retourner en sa maison. En effect, ce seroit mal profiter des advertissements de la fortune, que de rentrer en la conversation de celuy qui nous auroit une fois trahis. Car de dire que la bonté que nous luy tesmoignerions à pardonner une offense, l’obligeroit à vivre plus fidelement avecque nous, et à n’y retomber jamais, cela me semble extrémement foible, puis qu’on peut alleguer aussi, que l’impunité de sa faute seroit un leurre pour l’y rappeller. Il faut donc du moins, que les mauvais traictemens que nous recevons des hommes, nous laissent quelque sorte d’instruction, et que nous tirions cét avantage de nostre mal, d’avoir acquis le secret de n’y retomber jamais Autrement, ce seroit une chose impertinente que le pardon, si en suitte de cela il nous falloit tous les jours exposer à nos déplaisirs. Les loix de la generosité ne sont pas si severes, qu’elles exigent une chose si dure et si hazardeuse, que de nous rengager avec les Perfides, et nous remettre sous la foy de ceux qui n’en ont point. Nous sommes bien obligez d’user de courtoisie et de charité envers nos ennemis, s’ils nous en requierent, pourveu toutesfois que nous ne fassions tort à une personne qui nous est plus chere, et plus precieuse qu’eux, c’est à dire, à nous-mesme. Car la Nature▶ nous a donné une juste passion pour ce qui nous touche, et un legitime desir de nostre conservation. Comme nous devons doncques à la Vertu ce charitable office de nous bien remettre avecque nos ennemis, nous devons aussi ce droict à la ◀Nature▶ de ne nous y plus fier à l’advenir, de peur d’user d’inhumanité, en mesme temps que nous userons de Clemence, et de joindre une sottise à une belle action. Que si quelqu’un me vient objecter, que c’est avoir mal pardonné au Perfide que de ne vouloir plus entrer en grace avec luy, et qu’il se treuve encore quelque reste d’animosité dans cette retenuë ; Je luy respondray, qu’il n’y a ny plus ny moins de haine pour tout cela, mais beaucoup de precaution, et qu’à ce compte là ce seroit avoir de l’animosité contre un precipice, que de le fuyr apres l’avoir descouvert. Ce n’est pas vouloir mal à la personne des Traistres que de s’en esloigner, mais c’est aymer raisonnablement la nostre, dequoy l’on ne sçauroit nous reprendre sans injustice. Au contraire, nous serions blâmables d’aveuglement de nous laisser cheoir derechef dans le mesme piege, car comme dit le gentil Bertaud,
C’est donc une chose judicieuse de se garantir d’une embusche, en s’esloignant de la personne qui l’a faite. Que si le Vicieux est de soy-mesme un object digne d’estre fuy, à plus forte raison le sera-t’il à ceux qu’il aura trahis, non pour la premiere offense, mais pour le peril de la seconde. Asseurément il est bon de l’éviter, non comme ennemy, mais comme meschant, et encore comme un meschant qui s’est fait cognoistre à nous pour ce qu’il est, c’est à dire, de qui nous ne devons plus estre en doute. Au reste, ce n’est pas une vengeance de ne l’aymer plus, puis que l’indifference n’est ny bien ny mal ; Mais ce seroit une injustice de l’aymer derechef, puis que l’amitié estant un bien, il se trouveroit que nous aurions recompensé un forfaict, qui est une chose de sa ◀nature odieuse et impertinente. Que si l’on me dit que c’est ruyner une veritable amitié, à cela je respondray, que les vrayes amitiez, comme dit Aristote, estant fondées sur l’opinion de la Vertu, l’on n’en sçauroit faire de veritable avec un Vicieux, et par consequent on n’en aura terminé qu’une fausse, qui n’est pas une action meschante ny malheureuse, mais plustost judicieuse et raisonnable.