(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXVI. Du Chévreau, et du Loup. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXVI. Du Chévreau, et du Loup. »

FABLE XXVI.

Du Chévreau, et du Loup.

La Chévre voulant aller paistre, enferma son Chévreau dans sa loge, et luy commanda qu’il n’eust à ouvrir à personne, jusqu’à-ce qu’elle fust de retour. Mais apres qu’elle s’en fust allée, le Loup qui l’avoit ouye de loing, s’en vint heurter à la porte, et contre-faisant la voix de la Chévre, commanda qu’on luy ouvrit. Alors le Chévreau cognoissant sa tromperie ; « Je n’en feray rien », dit-il, « car bien que ce soit la voix d’une Chévre, je voy neantmoins à travers les fentes, que c’est un Loup ».

Discours sur la vingt-sixiesme Fable.

Qui n’estimera l’obeïssance de cét animal innocent ? qui n’approuvera sa bonne conduite ? Sa Mere luy défend d’ouvrir la porte, si ce n’est à elle mesme ; Et voylà qu’un moment apres leur perfide ennemy s’en vient pour deçevoir le Chévreau, et luy persuader d’une voix feinte qu’il ouvre, et que c’est veritablement la Chévre qui est à sa porte. Mais luy bien advisé, ne se départ pas d’un seul poinct du commandement de sa Mere, et regarde par les sentes de l’huys, si la taille respond à la voix, marque tres-infaillible de la seureté, qui est inséparable d’avec la jeunesse, quand elle se repose sur le conseil des judicieux. Comme au contraire, il n’est rien de si hazardeux, que les entreprises des jeunes gents, qui ne daignent suyvre les advis des hommes sages, et de ceux là mesmes que la Nature commet pour leur gouvernement. Ces Presomptueux naissent avec tant d’amour propre ; Ils s’estiment si grands, et si excellents personnages, et sont si charmez de leur bon sens, que toute autre chose leur semble ridicule, horsmis la production de leur esprit. Ils croyent bastardes toutes les plantes, qui ne naissent point en leur terroir : Ils jugent de la conduite d’autruy par leurs sentiments, et ne treuvent à propos que les choses qu’ils ont desia faites, ou à la praticque desquelles ils ont quelque disposition. Ce qui arrive, comme dit Aristote, plus aux jeunes gents qu’aux autres, pour la chaleur de leur sang, qui ne leur donne pas la patience de raisonner pour conclure, et pour le peu de pratique qu’ils ont dans le monde, qui ne leur a permis encore de cognoistre les inesgalitez de la fortune, et les divers artifices des hommes ; au lieu que les Vieillards, à cause de la tiedeur, ou plustost de la froidure de leur sang, raisonnent lentement aux occurrences qui leur surviennent, et panchent tousjours devers la crainte, qui comme elle glace les temperaments, elle reside aussi pour l’ordinaire dans les humeurs froides. D’ailleurs ils ont esté si souvent deçeus par les évenements des affaires, qu’ils s’imaginent à tout moment de le devoir estre, à cause dequoy ils ont tousjours l’œil au guet, et tournent incessamment la chose en la pire partie. Or ne devons-nous pas croire, que le sens et l’experience manquant aux jeunes gents, Dieu les abandonne jusques là que de ne leur rien laisser de ce dont ils ont besoin pour une bonne conduitte. Ce seroit, certes, une injustice de le penser, puis que sa divine Providence ne nous refuse jamais les choses qu’elle sçait nous estre utiles et necessaires, et que l’ayde de la conduitte en est une des principales. Il nous donne donc des parents et des Precepteurs qui prestent leur jugement à nos actions, et sont les guides prevoyantes de nos mouvements impetueux. Que si les uns ou les autres nous manquent dés la jeunesse, il nous suscite des exemples exterieurs, qui se presentent à nous autant de fois qu’il est necessaire pour nostre bien. Ainsi, pendant que nous sommes encore agitez des tourbillons de la jeunesse, il est bon de deferer à l’advis des plus estimez, croyant que le Ciel nous les a proposez comme pour modelles, et que nous servirons à nostre tour d’exemple et de guide, quand l’âge ou la pratique des Vertueux nous aura rendu plus sages.